• Le film du dimanche (36)

    LES ANGES ONT PARFOIS DES NOMS DE TRAIN

    Hélène Dassavray

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    Episode 36

    Quelle heure est-il au Bhoutan ?


    J’ai cru à une blague quand le couple est arrivé, on aurait dit Anne-Aymone et Giscard - en plus jeunes. Lui, long et sec, un léger cheveu sur la langue et un début de calvitie; elle, petite, brune, portant un tailleur rose et un air absent.
    Rachid s'acquitte des présentations sans se préoccuper de la galaxie séparant ces deux grands bourgeois venus s'encanailler de Mina et moi, avec nos cheveux en désordre, nos bijoux sans valeur. Rachid et Simon se montrent à l'aise, mais dès que la partie commence je comprends que le couple présidentiel fait office de figurants.

    Le valet se déclenche à la moindre demande et se laisse oublier entre temps. J’ai quand même le réflexe de cacher mes cartes chaque fois qu'il passe derrière moi.
    Je devine que le plan de base est de plumer les deux pigeons. Anne-Aymone ne fait pas un pli, enfin si, avec une paire de rois, elle s'en trouve légèrement grisée et s'emballe. A la deuxième donne, elle mise son tapis sur une double paire aux dix, dommage pour elle Simon en a une aux rois.
    Anne-Aymone finira endormie sur le sofa en velours bordeaux, à attendre son homme après avoir lu Paris Match jusqu'à la dernière ligne. Tous ses jetons reviennent à Simon.

    Monsieur est à peine plus coriace, Rachid le sort à la deuxième heure. Giscard ne joue pas si mal et flirte avec la chance mais il est aussi transparent qu'un fils de vitrier et quand il tente un coup de bluff avec une paire de neuf, Rachid gratifié d'une paire d'as monte au front, nous autres nous couchons comme un seul homme. Rachid le ferre doucement jusqu'à ce que Giscard mise tous ses jetons. Je me souviens quand Mina m’avait expliqué qu'on peut se retirer d'un coup à tout moment dès qu'on sent le vent tourner, que c'est typique des orgueilleux de préférer tout perdre plutôt qu'accepter d'avoir fait fausse route. Je l'entends :
    - Il y a autant de bénéfice à tirer de l'orgueil que de l'humilité, c'est la partie qui décide, toi tu te contentes de la jouer.
    Giscard aurait eu besoin des conseils de Mina, je suis persuadée qu'il a vu le coup venir. Rachid le piège avec élégance en jouant simplement le jeu, mais Giscard s'enferre. Il atteint son point de non-retour et Rachid le sait, ce moment où le joueur quitte la partie de poker, oublie que ce n'est qu'un jeu et mise ce qu'il croit être son honneur et qui n'est que son amour-propre - dixit Mina. Lorsque que nous avions abordé ce chapitre, je me rappelle lui avoir demandé s'il existait un moyen de connaître les limites, un autre moyen qu'en les franchissant. Impossible de me remémorer ce qu'elle en avait dit, mais je parie pour une réponse du genre:
    - Observe !

    Giscard n'est pas observateur, il a commis quelques erreurs dans les parties précédentes, à chaque fois Mina me regardait pour s'assurer que je les avais remarquées. Il avait quand même gagné parce qu'il était dans son instant magique, mais il a gaspillé sa chance. Encore la voix de Mina dans ma tête :
    - On gaspille tous notre chance, comme dans la vie. Le jeu pareillement est formé de cycles, tu les maîtrises quand tu les reconnais, ne pas manquer l'instant magique, le cycle où la chance te sourit, et surtout se rendre compte quand il s'arrête, s'amuser en attendant le prochain.
    Giscard n'est pas attentif, il se croit plus fort que sa chance et se retrouve hors jeu. Adieux rapides et courtois, l'accompagnateur les guide vers la porte.
    La vraie partie commence.

    Les jetons des deux pigeons ont été répartis entre Rachid et Simon. Après quelques parties bien jouées Rachid devient le meneur et le reste toute la soirée. Je passe quelques heures à observer les deux hommes, je joue prudemment, uniquement les coups sûrs. Je ne m'occupe pas de Mina que je sais de mon côté. Simon est plus lisible que Rachid mais je mets beaucoup de temps avant de remarquer sa façon de s'asseoir plus confortablement quand il touche une des cartes espérées.
    Les deux hommes ont très vite compris que Mina ne joue pas vraiment, elle se couche trop facilement quand je possède une mauvaise main. Elle quitte la table vers cinq heures du matin.
    Elle l'a dit elle-même :
    - Pour gagner, il faut commencer par le vouloir.

    Le vert de sa robe et le roux de ses cheveux sur le sofa pourpre forment une image que je range dans ma mémoire à côté des poèmes. Elle me sourit, sa façon de me transmettre sa force. Je demande un temps mort, le fantôme qui avait disparu dans l'appartement se matérialise soudain avec un plateau chargé d'une collation bienvenue. Après quelques pas pour me dégourdir, je dévisage par la fenêtre une rue tranquille, triste d'être si déserte. En face, derrière les hôtels particuliers apparaît un quartier de la lune, il reste des traces de neige entre les branches des marronniers et sur les grilles des jardins.
    Quelle heure est-il au Bhoutan ?

    A suivre

     


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