• Le film du dimanche soir (22)

    LES ANGES ONT PARFOIS DES NOMS DE TRAIN

    Hélène Dassavray

     

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    Épisode 22

    Dessous de table

     

        J’ai pris des champignons, mes premiers champignons. Les autres m’ont dit de faire attention mais je ne sens rien. Catherine, pas très rassurée, en a juste mangé quelques uns. Moi je n’ai pas peur, j’en ai pris une bonne dose, de toute façon cela n'a pas l'air de me faire grand-chose.
    J’adore cette maison et tous les gens qui y habitent.
    Marc ressemble à Bertrand, et en plus il est déjà allé au Bhoutan, son frère Pierre revient du Mali, Dominique veut aller vivre en Inde. Et moi, mon plus grand voyage c'est la mer, est-ce que c'est juste ?
    La vie me semble si simple, magique et infiniment colorée. Dommage que ces champignons ne me fassent aucun effet. J’aperçois des lutins dans le jardin, et cours leur parler. J’adore cette maison, tous les gens qui y habitent et leur merveilleux jardin.

     

    Pierre me rejoint, il met trois jours à voir les lutins alors qu'ils ne se cachent pas du tout, ils me parlent de leur copine la vache-qui-rit, eux aussi l'aiment beaucoup - finalement c'est la copine de tout le monde.
    Je comprends tout de la vie, sous la forme d'un grand éclair blanc qui entre par le sommet de mon crâne et éclaire l'intérieur, rendant toutes les énigmes limpides : naître, vivre, mourir, ce n'est pas si compliqué. Pierre s'en fiche parce qu'il parle avec un caillou, je lui explique la vie mais je me rends bien compte qu'il n'écoute pas.

    Dans une chambre à l'étage Georgette et André font l'amour, on les entend. Georgette rigole, cela me fait plaisir de savoir que je ne suis pas la seule. Je pense à Bertrand. Je ne veux pas penser à Bertrand.

    C'est le jour des éclairs, le jour où je comprends tout. En me penchant sur la question des moyens mis à ma disposition pour sauver le monde je réalise que l'amour est la seule solution, la seule révolution - possible et viable.

    Je suis assise à la table de la cuisine, Catherine discute avec Christian et j’entends une phrase qui forme encore un éclair blanc : Il n'y aura aucun survivant.
    Je la pose délicatement dans la case matière-à-réflexion mais je ne suis pas sûre de l'avoir bien rangée.
    J’adore cette maison, les gens, le jardin, et tout ce qui s'y dit.
    Tout à coup je sens une présence sous la table, je fais semblant de rien mais je suis sûre qu'il y a un espion sous la table. J’essaye de faire des signes à Catherine qui ne comprend pas,
    - Qu'est-ce qui t'arrive ?
    Christian ne comprend rien non plus. Je leur fais signe de se taire, leur montre la table, Catherine devine enfin, elle regarde :
    - Qu'est ce qu'il y a sous cette putain de table ? Quoi ? Qu'est ce que t'as ? Y'a rien là-dessous ?
    Je regarde à mon tour, l'espion s'est enfui. Il faut être plus vigilant à ce qui peut se passer en dessous des tables. Ou alors peut-être qu'il faudrait juste oublier.
    C'est là que j’étais quand mes parents sont entrés dans la cuisine.
    - Tu sais bien que je ne t'aurais jamais épousée si j'avais eu le choix.
    - Rassure-toi, moi non plus.
    Finalement pour l'amour, ce n'est pas gagné.

    Je retourne vite dans le jardin mais les lutins sont partis, ils devaient avoir à faire, je ramasse un bout de miroir qui traîne, je jette un œil. Encore un éclair blanc, je me sens soudain enfermée dans mon propre corps, je regarde autour de moi et tout me semble si vaste, ces merveilleuses étoiles dans ce ciel infini, cet Univers si mystérieux, si magnifique, ces arbres solides et envoûtants, cette herbe douce, vivante -et légèrement fluorescente, et moi si ridiculement petite, insignifiante, si inutilement moi.
    On dirait que je finis toujours par pleurer.
    J’ignore pourquoi je pleure, juste ce sentiment d'une terrible et immense désolation.
    Pour me calmer, pour me réconcilier comme elle dit, Dominique me propose un joint, Marc intervient :
    - Tu ne devrais pas, c'est du mauvais shit, trop trafiqué !
    Je rigole et fume le joint jusqu'au bout parce que plus personne sur cette planète ne me dira ce que j’ai à faire!

    Je suis allongée sur un matelas par terre et je vais mourir. Mon cœur bat dans tous les sens, je n'arrive plus à respirer. Quelqu'un pose un gant de toilette mouillé sur mon front, la fraîcheur me soulage un instant mais tout recommence, la folle embardée de mon cœur, le manque d'air, les tremblements de tout mon corps, le chaud, le froid, les flammes dans mon ventre. J’entends la voix inquiète de Catherine, celle de Marc rassurante :
    - Ce n'est rien, juste un mauvais trip, elle va redescendre.

    Je songe au jeu de Mina. Quand elle se sentait particulièrement bien avec les personnes qui l'entouraient.
    - On immortalise l'instant ?
    - OK
    Si quelqu'un ne savait pas encore, elle expliquait :
    - Il paraît que lorsqu'on meurt on voit défiler notre vie à l'envers, chaque instant de notre vie. Si c'est vrai, cela veut dire que chacun de nous, ici présent, revivra ce moment quand il mourra. Alors immortalisons cet instant, offrons une pensée, faisons un signe, un clin d'œil, à chacun de nous en train de mourir.
    En général un grand silence suivait son discours, et le sourire de Mina devenait contagieux. Cela ne durait que quelques secondes, ensuite chacun s'ébrouait à sa façon. J’imaginais que tous ressentaient comme moi l'envie de savoir si cela allait marcher, si au moment de mourir nous reverrions et ressentirions cette assemblée. Je ne vais pas tarder à le savoir.

    Je n’ai pas du tout envie de mourir, je n’ai pas encore vu le Bhoutan, ni une aurore boréale et tout ce qu'il y a d'extraordinaire à voir. Je veux encore faire l'amour et rire, Bertrand ! Je dois un sourire à Mina, et mes parents ? Ils vont mourir avec moi ! J’ai chaud, froid, mal partout. Je dois me rendre à l'évidence, je vais mourir, là, si jeune, dans une maison habitée par des lutins. Finalement si c'est l'heure, personne ne peut rien y faire, je n’ai plus qu'à fermer les yeux.

    Il fait grand jour et grand soleil quand je me réveille. Catherine dort sur un matelas à côté du mien, Marc somnole dans un fauteuil un peu plus loin.
    Dans un nimbe de douceur soulagée je contemple la tache de sang sur le drap entre mes jambes.

    A suivre

     


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