• Le film du dimanche soir (23)

    LES ANGES ONT PARFOIS DES NOMS DE TRAIN

    Hélène Dassavray

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    Épisode 23

    Pitié !

     

    Le mois d'Août
    Le moi doute

    Le retour à la maison n'est pas glorieux.
    Nos parents remarquent nos traits tirés et ma pâleur, nous n’avons plus le droit de nous voir. Nous passons outre.

    Cela fait une semaine que j’ai mes règles, mal au ventre, des migraines, des nausées, le sentiment que ma vie se vide de toutes ses humeurs.
    J’ai vécu plus d'émotions en trois jours ailleurs qu'en deux mois chez mes parents. Je me fiche de ce qu'ils disent, je reviens de si loin.

     

    A la rentrée Catherine ira au lycée, moi je redouble ma troisième. Retourner au collège ! Je n'arrive pas à y croire, c'est un mauvais rêve, je vais me réveiller. Dans le salon de Mina. Dans les bras de Bertrand. Tout va reprendre sa place. La mienne n'est pas au collège !
    - Pitié !

    9 août. Saint Amour
    Dernier recours.

    Mes anciens amis sont rentrés de vacances. Nous nous retrouvons au parc, on me questionne, on m'observe, on me presse. Je raconte les fêtes, ne répond pas à toutes les questions, trop compliqué.
    - Comment ils t'ont retrouvée ?
    - T'as rencontré des mecs ?
    - Comment tu faisais pour manger ?
    - Je me débrouillais.
    Mille versions interprètent ma débrouillardise, les garçons fantasment, je m'en moque.
    - Qu'en dira-t-on ?
    - Ce qu'on veut.

    Nous parlons de l'avenir en buvant de l'alcool. Rémy et Marie-Christine sortent ensemble, ils font des projets. Pour moi, des projets à deux balles, des projets de conformité. Sortir avec un mec, se marier, bosser, ce n'est pas pour moi, et je le savais déjà avant de rencontrer Mina. Ils ignorent tout du Bhoutan, ce n'est pas moi qui leur en parlerai. Ni de Mina, ni de Bertrand, c'est trop grand, trop loin, inexplicable.
    - Moi je veux être une star !
    - Arrête, c'est dégueu !
    - Comment ça dégueu ?
    - Ben oui, t'imagine tous ces mecs qui se branlent en pensant à toi !
    - C'est nase !
    - Et toi Leila tu veux faire quoi ?
    - Moi ? Je veux être comme Mina.
    - C'est qui Mina ?
    - Une amie. Je veux être comme elle : un cadeau.
    Ils me regardent bizarrement, ils ont raison, moi-même je me trouve bizarre. J’imagine Alice de retour du pays des merveilles, elle doit vite fermer sa bouche, sinon ils l'enferment. Si je racontais dans les détails, ils croiraient que j’invente Mina.
    - A-t-on seulement un futur ?

    15 août.
    Moi aussi, je me ferais bien une petite assomption.

    Je traîne chaque jour avec cette bande, faute de mieux. Je retourne au marché mais Jean-Claude n'est jamais revenu. Je croise un chevelu qui était au Larzac, il a manifesté avec des milliers d'autres, une fête inouïe - tandis que je mourais.
    Je pense souvent à cette sensation qui a imprégné mon corps, il me semble qu'à tout moment je peux dire je meurs et ressentir tout le tremblement et l'affolement de mon cœur. Je pense aussi de plus en plus et avec douleur à Mina, à Marijo, Coco, Franz. Je me refuse à penser à Bertrand. Je pourrais appeler au bar maussade, Je me suis souvenu de son nom, Le Rendez-vous. J’ai cherché dans l'annuaire et garde en permanence le numéro dans la poche de mon jean - mon issue de secours.

    20 août. Deux gendarmes tués en Corse.
    C'est un métier.

    Aujourd'hui c'est l'anniversaire de ma mère, je ne sais même pas quel âge elle a. Je ne sais pas non plus ce que je peux lui offrir, j’ai finalement acheté un livre de photos de la mer.
    En fait je cherchais des livres sur le Bhoutan, la libraire n'en avait jamais entendu parler. Personne ne sait tout, je commence à m'y faire. La question que je me pose maintenant c'est la façon dont on choisit ce que l'on sait. Mina me manque, elle aurait une réponse. J’allais sortir de la librairie quand je suis tombée sur les photos de la mer, cela m’a semblé une bonne idée.
    Mon père lui offre un gilet qu'elle a choisi et acheté elle-même. Mon cadeau ne lui fait pas spécialement plaisir. C'était pourtant de bon cœur.

    21 août. Grand concert à Orange : 30000 personnes. Nico, John Cale, Procol Harum…

    Je boude, bous, n'en voit pas le bout.
    Ma chambre commence à ressembler à quelque chose. J’ai viré mon lit et posé le matelas par terre. Ils n'ont rien dit, comme d'habitude. Mon père a pris le lit et l'a entreposé dans une pièce de la maison appelée pompeusement la chambre d'ami. Je n’ai jamais vu personne y dormir. Il faudrait du courage pour le faire, j’en serais angoissée, à cause des photos accrochées au mur: toute la famille, par couples endimanchés, les parents, grands-parents, oncles et tantes - et pas un sourire. Il y a aussi une photo de moi en communiante, c'est la plus effrayante. Ma mère adore cette photo, elle en conserve un exemplaire dans son portefeuille. Elle aussi vit dans une autre dimension, dans le monde du manège enchanté, une dimension où les petites filles ne jouent pas sous les tables.
    Je peux toujours essayer de m'exprimer :
    - Toi et ta politique ! C'est comme ça, on n'y peut rien ! Tu verras si toi aussi tu ne deviens pas un mouton comme tu dis ! Et pourtant t'as pas à te plaindre !
    Je ne me plains pas.
    - Mais qu'est ce que tu veux faire ?
    Quel que soit le sujet, ils en reviennent toujours à la même question,
    - Mais qu'est ce que tu veux à la fin ?
    Je n’ai pas de réponse.

    A suivre


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