• Le film du dimanche soir (25)

    LES ANGES ONT PARFOIS DES NOMS DE TRAIN

    Hélène Dassavray

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    Épisode 25

    Sortie de territoire

     

    4 octobre. Les chômeurs défilent, occupent des usines, s'appellent camarades.

    Et font gueuler mon père contre ces cocos qui ne respectent rien. Chaque année un couple d'hirondelles construit son nid sous le chéneau juste au dessus de la fenêtre de ma chambre. Toutes les hirondelles du pays posent, en file indienne, sur les fils électriques de l'autre côté de la rue. Les miennes et leurs petits rejoignent le tableau.
    Ma mère est entrée dans la chambre, elle regarde leur départ avec moi.

    - Dire qu'elles vont faire des milliers de kilomètres. Elles n'arriveront pas toutes.
    - Tu crois qu'il y en a qui ne partent pas ?
    - Il y en a toujours qui ne suivent pas le mouvement.
    Je comprends que ma mère parle pour moi et ça me fait penser à ce livre que j’ai lu chez Mina, le récit de ce goéland qui voulait aller plus vite, plus loin. J'imagine qu'elle ne lira jamais cette histoire alors je lui résume.
    - Tu as peut-être raison. Il faut de tout pour faire un monde, c'est souvent ceux qui ne suivent pas les règles qui le font avancer.
    Je ne suis pas sûre d'avoir bien entendu mais n'ose pas lui demander de répéter. Elle a parlé si doucement, elle ne le dirait certainement pas une seconde fois.
    Elle est malheureuse. Elle aurait voulu une fille qui marche droit, elle a peur pour moi.
    - Pourquoi tu m'en veux tellement ?
    - Je ne t'en veux pas.
    - Alors qu'est ce qu'il y a ?
    - Ce n'est pas à toi que j'en veux maman, c'est juste que je ne veux pas de la vie que tu me proposes.
    - Mais qu'est ce que tu veux alors ?
    - Je ne sais pas. Autre chose...
    - Tu sais dans la vie, on ne fait pas toujours ce qu'on veut…
    - On peut au moins ne pas faire ce qu'on ne veut pas…

    Catherine sort avec Bernard le bouddhiste. Il l'emmène méditer dans sa chambre sous les toits, elle en revient très transcendée, passionnée par la réincarnation.
    - Et toi Leila, t'étais qui dans tes autres vies ?
    - Un moustique !
    Ce n'est pas mon souci. Je vois bien que chacun cherche une explication à l'absurdité du monde, celle-là est déjà plus sympathique que ce type qui meurt sur la croix dans d'atroces souffrances. Je ne suis pas une pécheresse prête à me repentir, je ne crois ni au paradis ni à l'enfer, je ne crois pas à plusieurs vies, je ne crois à rien, juste aux anges à cause de Mina. Je me débrouille toute seule, je dis qu'on n'en sait rien. Je dis qu'on n'est rien. Et en plus je m'en fiche, la vie est assez compliquée pour ne pas en plus essayer de comprendre la mort.

    Catherine s'épanouit.
    - T'es amoureuse ?
    Nous parlons de ce vaste mystère, toutes les deux le soir dans une chambre ou l'autre, les parents ont renoncé à nous séparer. Quand nous sommes chez Catherine, son petit frère nous espionne. Nous le chassons à coups d'oreiller, son rire de gamin m’ouvre le cœur. Sans doute la maison de mes parents a-t-elle entendu des rires d'enfants. J’en cherche les traces.

    Mon père n'est pas heureux, ce n'est pas de sa faute, il ne sait pas comment faire. En tout cas le discours parental est cohérent.
    - On ne fait pas ce qu'on veut dans la vie !
    - Parle pour toi !
    - J'vous comprends pas les jeunes, on se demande ce que vous cherchez !
    - Et toi tu cherchais quoi à mon âge ?
    - A ne pas me faire coincer par les Fritz !
    - C'est une autre époque, papa.
    - Oui je sais. Mais ça va aller où tout ça ? Tous ces fainéants, tous ces chevelus, va bien falloir qu'ils se mettent au boulot, comme tout le monde! Nous aussi on s'amusait quand on était jeune, ça avait beau être la guerre, la jeunesse c'est la jeunesse. Mais une fois qu'elle est passée la jeunesse, c'est pareil pour tout le monde, faut bosser pour nourrir sa famille. C'est pas avec tes hippies que tu trouveras une bonne situation !
    - Ce n'est pas mon but dans la vie une bonne situation !
    - C'est quoi alors ? Elle vient avec ses grands airs celle là, mais tu verras, c'est moi qui te l'dis tu verras ce que tu verras !
    - J'espère bien.

    Comme les enfants qui s'ennuient et regardent tomber la pluie, dans les maisons sans vie, dans les pays où il pleut, je regarde passer les jours sans les voir.

    J’ai acheté le dernier disque de mon amie Glurxcbp l'extraterrestre, ma gorge se serre à l'écoute d'une chanson qui dit que tout est possible, tout le temps.
    C'était une des grandes phrases de Mina, comme un article du règlement, je l'entends :
    - Il faut le savoir, tout est possible !
    En tout cas ce qui est incroyable mais visiblement possible c'est le paquet cadeau que ma mère me fourre entre les mains :
    - Tiens, je l'avais acheté pour tes quinze ans !
    Pourquoi faut-il que cet anniversaire me poursuive ? Je le pense si fort :
    - Maman, j'ai quinze ans et huit mois, n'y a-t-il pas prescription ? Pitié !
    Mais je l'ai remerciée gentiment. Enfin, je pense.

    Ils ne sont pas dupes, ils se doutent, et ils savent que je sais qu'ils se doutent, et tout le monde fait comme si de rien n'était. Au moment de me donner l'argent pour le passeport, la question de mon père souffle un vent de panique dans mon mensonge.
    - Et quand est-ce qu'on la voit ta prof d'anglais pour ce voyage ?
    Heureusement, j’ai de bons réflexes :
    - Il y a une réunion prévue dans trois semaines, elle a dit que ce n'était pas la peine d'en parler tant que tout le monde n'avait pas ses papiers. Il faudra aussi que tu signes l'autorisation de sortie du territoire.
    Si le mensonge est un art, j’ai acquis du talent. On peut se demander pourquoi cela me fait pleurer.
    Je suis fatiguée de chialer, cela m’arrive tout le temps, comme ce matin en cours de maths. Sûrement la faute de l'abscisse et l'ordonnée.

    A suivre


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