• Le film du dimanche soir (27)

    LES ANGES ONT PARFOIS DES NOMS DE TRAIN

    Hélène Dassavray

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    Épisode 27

    Elève intelligente (2)

     

    Décembre
    Des cendres
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    Je suis bien consciente que c'est l'hôpital qui se fout de la charité mais je ne supporte plus de voir ma mère chialer. J’ai toujours vu ma mère pleurer en silence. Souvent quand elle fait la vaisselle, à se demander si c'est l'activité la plus triste qu'elle connaisse ou si elle est allergique au produit. Je sais depuis toute petite que ma mère pleure et je me demande pourquoi les adultes oublient qu'on ne peut rien cacher aux enfants. Elle est là, devant l'évier, et à sa façon de se tenir, de pencher sa tête sous un certain angle, je sais qu’elle pleure. Je n'ai jamais vu mon père pleurer mais je ne l'ai jamais vu non plus faire la vaisselle.
    Lui il gueule, c'est ce qu'il sait faire, il ne crie même pas, il gueule comme un chien, comme si nous étions une famille de chiens, il aboie. Bien loin du monde du manège enchanté.

    Dans le parc où nous nous retrouvons chaque jour, discussion entre filles à propos du prince charmant, nous rêvons toutes l'amour de la même façon, absolu. Je suis la seule à avoir un plan B, personne d'autre n'a un destin.
    Marie-Christine souhaite la même vie que ses parents, Rémy aussi, ils veulent se marier. Catherine s'énerve, moi je m’en fiche, mais il en faut qui montent au front, Catherine fonce :
    - Putain ! Les femmes travaillent, elles luttent, bataillent, ça ne fait pas si longtemps qu'on a le droit de vote, merde ! A peine trente ans ! Vous vous rendez compte que quand vos mères sont nées, elles n'avaient même pas le droit de voter ? L'année dernière une femme s'est levée, torse nu, au meeting politique d'un vieux ringard, ce n'était pas pour amuser la galerie ! On a la contraception, et même l'avortement maintenant, ça va tout changer pour nous. On a décrété cette putain d'année de la femme et vous tout ce que vous voulez c'est seulement vous marier !
    Je reste persuadée que Catherine pisse dans un violon, quand on me demande voilà encore un sujet sur lequel je n’ai pas d'avis.
    - Tu sais rien toi !
    Je veux juste être le plus libre possible, et si j’étais un garçon ce serait pareil, Catherine me défend :
    - On n'est pas obligé d'avoir un avis sur tout !
    Chantal et Martine se moquent entre elles. Je suis prête à parier qu'elles ont pleuré à la mort de Mike Brant, Rien qu'une larme dans tes yeux ! Je voudrais dire où j’étais quand j’ai appris son suicide. A part Catherine c'est la première fois qu'elles entendent parler de Mina, elles sont toutes ouïes. Mais je n'arrive pas à raconter, aucun mot ne s'ajuste, impossible d'aboutir mes phrases. Finalement je décris la maison, pour dire où j’étais, devant la fenêtre du salon, c'était mon coin. La pièce qui leur plaît le plus est la chambre, et surtout la coiffeuse avec les bijoux et les chapeaux, elles font un détour par le placard de fringues et de chaussures, j’ai quand même réussi à les rendre songeuses.
    Brusquement une étrange sensation, un vertige, je sens la vibration de l'air dans la maison de Mina, je la ressens comme si j’y étais, dans la mémoire de tous mes sens, je me rappelle exactement.
    - Qu'est ce que t'as ?
    - Rien.
    Ce n'est pas rien mais comment l'expliquer ?
    - Je pensais juste à la façon dont les gens peuvent être profonds et légers à la fois.
    Catherine adore ce genre de phrases.
    - Et d'autres superficiels et lourds, c'est logique.
    - Oui c'est ça, c'est logique, ça veut dire que plus on creuse en profondeur plus on devient léger.
    - C'est pas une putain de conclusion hâtive ça ?
    Catherine me fait rire et réfléchir, c'est mon amie, je la trouve intelligente. Moi aussi je le suis, c'est écrit sur mon bulletin : Elève intelligente mais absente, dans tous les sens du terme, comme quoi les profs peuvent être perspicaces. Et le commentaire de mon professeur de français est un morceau d'anthologie : Une touriste aurait au moins pris des photos

    6 décembre. Saint Nicolas.
    J’emmerde le père Fouettard

    A la lecture du bulletin mes parents s'aperçoivent que je n’ai tenu aucune de mes promesses. Se sentant trahi, mon père sort de ses gonds. Il hurle que je ne suis qu'une traînée (je ne vois pas le rapport), une feignasse (il aime bien ce mot), une sans-cœur et puis d'autres choses que je ne retiens pas, ma mère essaye de crier plus fort que lui pour qu'il l'entende, je peux résumer ses arguments :
    - Calme-toi, les voisins vont t'entendre !
    J’apprécie de me sentir protégée d’une façon si maternelle. Mon père est réellement hors de lui, ma mère a beau tenter de le retenir, il s'approche de moi, rouge et grimaçant, la ceinture à la main. Ma mère se bouche les oreilles. Mon genou est prêt, je fixe mon père dans les yeux :
    - Ne fais pas ça.
    Il ne le fera pas. Je ne baisserai pas les yeux.
    S'il me restait quelques scrupules, ils s'envolent devant ce visage déformé par la colère, et celui hagard et exsangue de ma mère.
    Je voudrais juste me réveiller de ce cauchemar.
    Ma décision est prise.

    A suivre


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