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    LES ANGES ONT PARFOIS DES NOMS DE TRAIN

    Hélène Dassavray

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    Épisode 24

    Pitié !

    3 septembre. Indépendance de la Papouasie.
    Que vivent les papous !

    Je n’ai jamais vécu une rentrée aussi nulle. Tous mes amis sont au lycée, je me retrouve avec des nains de dix ans d'âge mental. Les profs me traitent comme une gamine et le principal comme si j’étais malade. Un des pions est joli mais c'est bien mince pour tenir une année.
    Tout le monde me regarde sans oser m'approcher. Alors je me la joue à la Mina, reconversion de ma garde-robe locale en froufrous et colifichets. En jeans tout de même, j’ai retenu la leçon. Je passe les soirées avec Catherine à broder ou rapiécer nos jeans, à nous fabriquer des bijoux. Cela ne va pas suffire.

    Les garçons sont mignons, voilà tout ce que j’en dis. Catherine me serine pour que je sorte avec Lionel. Il est gentil et sexy des lèvres mais je ne ressens rien. Il m’a pris la main au bar du lycée où je rejoins Catherine tous les soirs après les cours - je ne m'en suis même pas aperçu.

    Finalement je sors avec le joli pion, nous faisons l'amour dans sa chambre d'étudiant. C'est un fiasco. Il avance l'hypothèse de phéromones incompatibles - c'est un étudiant en sciences. Ce serait donc les phéromones qui font rire mon ventre, de le savoir ne change pas grand-chose.
    En tout cas maintenant je peux sécher les cours autant que je veux, il s'occupe de mes absences. Je m'ennuie tout autant en dehors qu'au collège, mais j’ai au moins une impression de liberté.
    Je passe mon temps à marcher dans les rues, on le sait j’aime ça. Mes pensées suivent le rythme de mes pas, mais je suis si fatiguée de penser. Parfois je gagne un répit, un oiseau qui passe, je le suis des yeux, le temps qu'il traverse le ciel je ne pense pas. Un coucher de soleil me fait le même effet, je contemple les couleurs, en suis les volutes, je ne pense à rien, je me repose.
    Il n'y a guère que le ciel et ses habitants.

    Je ne prends plaisir à aucun cours même pas le français que j’aimais tant, ce sont les mêmes livres que l'année précédente.
    Je voudrais tellement retourner sur Dune !

    Catherine est amoureuse d'un Olivier étudiant en sociologie et militant à la Ligue Communiste Révolutionnaire. J’adore ces mots qui font peur aux bourgeois - et à mes parents. Nous distribuons des tracts, collons des affiches. La LCR est un vivier de beaux garçons qui tentent de changer le monde, cela pourrait me convenir merveilleusement mais ils utilisent des mots obscurs avec beaucoup trop de syllabes, et mettent toute leur d'énergie à discuter de détails auxquels je ne trouve aucune importance, c'est seulement bon de voir comme ils y croient. Je lancerais volontiers la lutte des classes au collège, ils peuvent compter sur moi. Jusqu'à ce que Catherine soit délaissée pour une blonde beaucoup plus impliquée dans le combat anticapitaliste.
    Elle ne veut plus y mettre les pieds mais je continue à aller traîner de temps en temps au local. Je suis d’accord sur les principes de bases, changer tout ce merdier, partager davantage, le reste passe au loin. Impossible de me passionner pour le débat sur l'accord de coopération nucléaire signé entre la France et Saddam Hussein, je ne sais pas qui c'est.
    Je finis par étouffer dans cette cave d'immeuble sans fenêtre qui sent l'encre et la sueur. Je m'y suis nourrie, comme un vampire en quête d'essence de vie mais finis par laisser tomber aussi, je voudrais que les cadres explosent pas simplement les changer.

    Ma mère me demande de l'aider à préparer les confitures. J’y mets de la bonne volonté mais arrive toujours le moment où l'ambiance saturnienne de cette maison triste, de ma mère triste, me hérisse les poils et le caractère. Cela fait quinze ans que je la vois, chaque automne, confectionner des confitures puis les ranger sur une étagère au sous-sol. Sans que personne n'en mange, à la maison personne n'aime la confiture. Quand je me trouve devant ces étagères, des années de pots intacts et inutiles, je ressens un vide sidéral, un trou noir au niveau du plexus. Je me parle seule :
    - Dites-moi que je peux fuir à tout moment ! Dites-moi que ce n'est pas ma vie ! Pitié !

    A suivre