• Les anges ont parfois des noms de train

    Hélène Dassavray

     
    LES ANGES ONT PARFOIS DES NOMS DE TRAIN

     


    "La sagesse suprême c'est d'avoir des rêves assez grands
    pour ne pas les perdre de vue tandis qu'on les poursuit"
    William Faulkner

     

    A mes frangines
    A Philippe Olonne
    A Allison
    A une Mélodie

    1. Prologue  

    Pati, la fille qui m'hébergeait, n'était pas rentrée depuis deux jours, personne ne savait pourquoi. En général nous passions les soirées avec les garçons qui partageaient le squat. Pati sortait de temps en temps avec Philippe, mais comme tout le monde il ignorait où elle pouvait se trouver - et ne s'en inquiétait pas davantage. Il arrivait régulièrement que quelqu'un disparaisse plusieurs jours, pas un ne se serait permis de lui en demander la raison, c'était son affaire. Il arrivait aussi que quelqu'un ne revienne pas, on apprenait bien plus tard et par des voies détournées qu'il avait changé de squat, de ville, ou de vie. Parfois il était mort.
    Le premier soir sans Pati, nous nous sommes rassemblés dans la chambre des filles, celle de Pati et moi, plus accueillante que celle des garçons, à fumer et boire comme d'habitude, à écouter la musique. Nous étions branchés Led Zep cette nuit-là – je m'en souviens. Quand nous avons parlé de Pati, nous sommes tombés d'accord sur le fait qu'elle allait réapparaitre un jour ou l'autre, et clos ainsi la discussion.
    Le lendemain, j'ai trainé toute la journée, espérant tomber sur elle, mais aucune de nos connaissances de la rue ne l'avait vue. C'était mon anniversaire, Pati me manquait. Ensemble nous aurions inventé un moyen d'en faire une folle soirée inoubliable, elle le fut pour d'autres raisons. Je me sentais cafardeuse. Quand je suis rentrée, à part Pascal, le squat était vide. Aucun d'eux ne me semblait un sale type, on aurait dit plutôt des petits garçons qui jouaient aux durs. Nous devions aussi, Pati et moi, donner l'impression de pauvres gamines dans des vies trop grandes. Solidaires dans la misère, nous étions tous bien trop à fleur de peau pour nous laisser toucher par une réelle affection. Nous étions potes sans être amis. Pascal s'est installé dans la chambre, cela m'a paru simplement coutumier. J'ai mis trop de temps à comprendre ce qu'il voulait, j'ai cru qu'il suffisait de dire non. Je l'ai dit. Juste avant de me trouver paralysée par la violence.


    C'est la première fois qu'on me frappe.
    Je ferme les yeux et ne bouge plus.
    Je songe à une fable, une histoire de loup et d'agneau, impossible de me rappeler la morale.
    Je ne suis pas là. Incapable de le défendre, j'ai déserté mon corps et me désintéresse de ce qu'il devient.
    A la fin, je me lève, rajuste mes vêtements, prend mes affaires et quitte le squat.
    Sans un regard, comme on dit.


    J'ai marché voilée dans les rues de la ville.
    J'ai essayé de dormir sous des cartons dans l'escalier d'un immeuble mais à peine assoupie je me réveillais en sursaut, je me suis donc mise en marche. J’ai vu le soleil se lever. Je continuais à marcher. J’aurais pu ainsi cheminer jusqu'à l'autre bout du pays mais il ne me vient pas à l'idée de quitter la ville. Où trouver des cartons pour dormir dans le reste du monde ? Je me fiche d'avoir froid, d'avoir sauté déjà trois repas, c'est ma vie. Je l’ai voulue, je l’ai.
    Je chasse de ma tête des envies de douche ou de soupe chaude, l'important est d’avancer même s'il m’arrive, absorbée par mes pensées, de tourner des heures dans le même quartier, revoir les mêmes rues. Je ne me soucie pas d'une destination, je marche seulement. Je le fait consciencieusement, sans regarder les soleils artificiels des vitrines devant lesquelles stationnent des DS aux vitres fumées. Sans plus remarquer les immeubles neufs et tristes où s'entassent des familles égarées dans nos hivers clinquants et qui me regardent passer, concentrée sur mes pas.
    J’ai le souvenir de cette sensation, comme il était vital d’être en mouvement. Il me semblait que si je m’arrêtais j'allais être envahie par quelque chose de si violent que je n’en reviendrais pas.
    En somme, je marchais pour ne pas aller plus loin.

    Le temps n'est rien quand on marche au hasard, on est son propre vent. J’ai marché tout le jour.

    Je n’ai pas la mémoire des dates mais personne n'oublie celle de son anniversaire - surtout ce genre d'anniversaire. Quand je découvrirai ce mot, je songerai à ce jour-là, sans y trouver davantage de sens. Je ne comprends toujours pas mon karma, le lendemain m’a réservé un si singulier cadeau. Le lendemain précisément : le 15 février 1975. J’avais quinze ans et un jour, celui de ma rencontre avec Mina.

     
    Partie I

    Je suis prête à parier que tu resteras



    2. Soyons réalistes

    Le café s'est dressé devant moi, il me barrait le chemin, mais ce n'est jamais qu'une envie de pisser qui m'a poussée à y entrer.
    Sur le moment, je n’ai pas prêté attention à son nom.
    C'est un bistrot à l'ancienne : comptoir en zinc, tables usées en bois sombre, chaises de saloon, et patron grognon. Cette sorte de bar maussade et désert, entre chien et loup, qui paraît lumineux seulement parce que l'on a pris froid aux yeux.
    C'est à cause d'elle que je me suis arrêtée.
    Inévitable, assise sur une banquette, seule à sa table sous le grand miroir, toute en dentelles violines, jupons et froufrous, cheveux fauves, et surtout ses yeux. Verts. Presque transparents. Vert d'eau, dirait-on.
    Qui transpercent les vôtres et vous dérangent l'âme.
    Du pain béni pour celle en peine que j’étais.
    A traîner dans les rues, j’ai appris qu'il vaut mieux avoir affaire aux femmes, et surtout aux vieilles (elle doit avoir le double de mon âge), au pire vous pouvez compter sur l'instinct maternel.
    On apprend surtout ne rien avoir à perdre, je me suis approchée de sa table et ai demandé l'aumône d'un chocolat, elle a simplement hoché la tête.
    De longues mains fines, les doigts disparaissant sous les bagues, sa multitude de bracelets tintait chaque fois qu'elle portait sa cigarette à la bouche. Elle m’a observée poser mon sac à dos sur la chaise en face d'elle et je sentais encore son regard en me dirigeant vers les toilettes.
    Quand je suis revenue une tasse de chocolat fumait sur la table. Nous nous sommes souries.
    Je ne peux toujours pas dire si j’avais attendu quinze ans ou seulement deux jours, mais je prends conscience à cet instant précis d'avoir désespérément cherché quelque chose de ce goût-là.

    - Comment tu t'appelles ?
    - Leila, et vous ?
    - Moi j'ai un nom de train, mais on m'appelle Mina.
    - C'est quoi un nom de train ?
    - Micheline. Je préfère de loin Mina…
    - Je comprends. Moi, en fait, je m'appelle Elisabeth, c'est pas mieux !
    - Un nom de reine, c'est pas mal !
    - Sauf quand on voit la tête de la reine !
    J’attends les questions suivantes, mon âge, ce que je fais là, d'où je viens, ce que font mes parents ; les adultes veulent tout savoir, comme si leur vie ne leur suffisait pas.
    J’apprendrai que Mina ne se préoccupe que de l'essentiel.
    - Tu sais où dormir ?
    - …
    - J'habite à côté, si tu veux il y a un matelas pour toi.
    Elle se tait. C'est réglé.
    Je bois mon chocolat lentement, avec le secret désir de prolonger cette trêve. Dans le silence, au chaud, en compagnie.

    D'un sac de velours rose piqué de petits miroirs, Mina sort un paquet de cartes qu'elle bat avec adresse. Elle joue à faire apparaître et disparaître les figures, personne ne semble remarquer le bruit de ses bracelets. Le patron brasse du vent derrière le comptoir. En face de lui, assis, accoudé, un homme en casquette regarde les passants à travers la vitre de la porte d'entrée, un autre lit le journal à deux tables de nous. Mina, concentrée, regarde les cartes virevolter entre ses doigts. Fascinée, je ne la quitte pas des yeux.
    Une ombre souple et feutrée me fait sursauter, le patron se penche vers elle, j’entends ce qu'il dit, sa grosse voix est bien trop grave pour les chuchotements:
    - 21h30 chez Simon.
    Instinctivement je regarde mon poignet, il y a pourtant longtemps que j’ai soldé ma montre au type qui passait régulièrement au squat voir ce que l'un ou l'autre avait récupéré. Il s'installait sur l'un des cageots qui servaient de sièges et attendait. On défilait, chacun étalait son butin et l'homme annonçait un prix. Si nous tentions de discuter il se contentait de répéter ce qu'il en offrait, jamais un mot de plus. J’ai vendu ma montre, la médaille en or avec ma date de naissance, mes vêtements. Il prenait tout. Il savait que les garçons acceptaient n'importe quel prix pour les marchandises qu'ils volaient. C'est bien connu, un junkie vendrait sa mère.
    Idem pour une mineure en fugue. J’avais juste gardé deux pull, un jean, deux culottes et mon blouson.
    Leila aussi va à l'essentiel.

    J’avais oublié la brûlure du froid. Mina marche vite, silencieuse. Je trouve si gracieux le bruissement et le mouvement de ses jupes que c’est douloureux de me sentir cette espèce d'ours dandinant, avec mes deux pulls sous le blouson - plus le sac à dos.
    Avant de m'arrêter, après avoir parcouru tous ces kilomètres, j’étais devenue dure comme un muscle d'homme. A côté de Mina, si fluide, je voudrais juste paraitre plus légère.
    Nous ne marchons pas longtemps, son immeuble est à deux rues du café. Nous entrons sous un porche, longeons une rangée de boîtes aux lettres, Mina ouvre l'une d'elles, peinte en bleu - étoilée d'argent. Ce sont parfois des détails qui vous ouvrent l'horizon, je n’aurais jamais imaginé que l’on puisse dessiner sur une boîte aux lettres. Plus loin il y en a une autre avec tout un tableau champêtre - y compris la coccinelle.
    Je croyais le monde figé, il sort tout à coup de son immobilité.
    Nous traversons une cour pavée, montons cinq étages d'un escalier en bois recouvert d'un tapis rouge, usé jusqu'à la marche.

    Le royaume de Mina s'annonce par une porte bleue, couleur de boîte aux lettres, avec aussi les étoiles d'argent. La porte d'en face, insignifiante, a l'air mort en comparaison. Au cœur de certaines étoiles sont inscrits des slogans que j’ai entendus au collège sans en comprendre réellement le sens. Des phrases restent malgré tout, l'une d'elle pour sa petite musique : Gardarem Lou Larzac.
    Et surtout cette autre, qui ne me quittera plus :
    Soyons réalistes, exigeons l'impossible.


    3. Passer l'éponge

    - Bon, tu fais comme chez toi. Il ne reste pas grand chose dans le frigo, mais mange ce que tu veux, moi je dîne dehors, il faut que je m'habille. La cuisine est par là.
    - Pas faim.
    - Comme tu veux.
    En vérité je suis affamée, mais pas envie de montrer la crève-la-faim. Ni bouger de là, affalée sur un matelas couvert de coussins pourpres et dorés – telle une princesse. Sauf que les princesses sont alanguies, pas affalées, pas le courage de rectifier la position.
    Mina a choisi une musique paisible, un blues à la voix claire. Je cherche sur la pochette le portrait du dieu qui chante, mais n'y trouve que son nom et le titre occupant en diagonale toute la place. Je ne suis pas brillante en anglais - pas comme Catherine dont le professeur fait traduire des chansons, tout le monde aimerait être dans sa classe – j’ignore ce que veut dire Harvest. Je ne pense pas à poser la question, chez moi personne n'aurait pu me répondre.

    Mina circule, je l'entends sous la douche, puis s'affairer dans sa chambre. Elle en sort vêtue d'une longue robe de velours vert, de la même nuance que son regard souligné d'un épais trait de khôl, et dont les manches, comme les reines, se terminent en pointe sur les mains - ce qui à l'avenir définira pour moi le comble de l'élégance. Je n’aurais pu en citer aucun mais je songe à un poème de Baudelaire, cela semble lui plaire :
    - C'est un cadeau de la Déesse fait aux femmes… et aux hommes malins… le pouvoir d'être poésie.
    Je dévisage cette étrangère, si différente de tous les adultes que j’ai rencontrés jusque là. On dirait que rien ne peut la surprendre. Et bien sûr, telle l'adolescente que je suis, je copie la dame et sa posture, je ne bronche pas - et agirai désormais comme si Mina ne disait ni ne faisait jamais rien d'étonnant.

    - Je n'ai pas le double des clefs de la porte d'en bas, celle-ci reste toujours ouverte, si tu sors il faudra m'attendre pour rentrer.
    Muchée dans une chaleur cousue de fils dorés, après des jours à traîner dans l'hiver de la ville et de ses squats, le cœur aussi gelé que les mains, je n’ai aucune envie de sortir.
    - Je ne sais pas à quelle heure je rentre. J'essayerai de ne pas te réveiller.
    Tout en parlant, Mina a ouvert une boîte en bois sculpté posée sur la table basse. À l'intérieur, le matériel nécessaire pour rouler des joints : de l'afghan, pur, lisse, noir, souple - le meilleur.
    Nous planons avec Neil Young.


    J’aurais bien voulu partir avec elle, l'effroi envahit brusquement tout mon corps, à nouveau seule, encore plus seule. J’en frissonne, j’ai peur. Deux minutes. Juste le temps qu'arrive l'idée d'un bain, un vrai bain, avec la mousse et l'eau chaude que l'on ajoute au fur et à mesure.
    Les derniers effluves du squat se dissolvent dans les odeurs musquées des savons, des sels, des shampoings. Mes vêtements sentent les jours d'avant, j’aimerais les jeter. Mes parents trouvaient sale et indécent de dormir sans pyjama, au squat j’avais toujours froid et il y avait les garçons, je goûte pour la première fois depuis une éternité le plaisir de me retrouver - nue.
    C’est seulement en revenant dans le salon que je remarque l'immense tableau ; une ruelle de pierres, sol et façades, une ruelle du Sud, des femmes longues et colorées parlent entre elles, des enfants, un chien, et au loin une silhouette qui marche vers moi, bien qu'on ne puisse distinguer son visage je devine qu'il s'agit de Mina.
    Je regarde longuement le tableau, je m’interroge sur la lumière, sa relation avec le bonheur. Ce sont des crampes à l'estomac qui me ramènent dans l'appartement.

    Immobile sur le seuil de la cuisine, je contemple les murs laqués de rouge et de parme. Je lis le mot écrit en bas de l'affiche ouvrant une étrange fenêtre multicolore : Vasarely, je ne sais pas ce que cela veut dire. Me viennent à l'esprit le dénuement et la crasse du squat, et puis les meubles sombres, les couleurs fades, la tristesse de la maison d'où je viens - et de toutes celles que je connais. Je n’aurais jamais imaginé si grandes distances, je croyais à l’uniformité des boîtes aux lettres.
    Le réfrigérateur est vide, à part deux yaourts engloutis avec voracité, suivis d'un savoureux quignon de pain dur que je laisse fondre dans ma bouche. Ensuite je jette les pots à la poubelle, lave, essuie, et range la cuillère, passe un coup d'éponge sur la table.
    Sans que personne ne me le demande.

    4. Les plages de Goa


    Après avoir écouté Harvest en boucle, je cherche une autre musique, quelque chose qui réveille ce qui s'endort dans ce bien-être - au calme, lavée, parfumée, nue comme la vérité, sereine entre ces murs gais. Cette douceur me trouble et m'encombre. Je ne connais pas les disques, j’examine les pochettes, opte pour celle qui ressemble à l'ambiance de Mina : une femme assise sur un canapé, un boa rose dans les cheveux, rit aux éclats.
    Leila a trouvé une perle.
    " Cryyyyyy, cryyyyy, baby cryyyyyyy"
    La voix de Janis Joplin emplit la pièce, prend toute la place, également celle du vide dans mon ventre. Ça commence par quelques gouttes puis ça vire en Niagara, je crois entendre mon père :
    - Mais t'as pas fini d'chialer ! Une vraie Mad'leine celle-là !
    Je sursaute à cette voix, à l'intérieur de moi. Que fait-il là ? Alors que je me trouve à des années lumière de son regard - fuyant - étranger - indifférent.
    Il n'y a personne pour me voir, je me régale à pleurer tant que je veux, telle la fontaine, sans tristesse.
    Un temps pour marcher, un temps pour pleurer.

    J'explore l'appartement : mauve, rose, rouge, tentures, bois, bibelots, dorures, bougies, livres, Orient, Afrique, la musique. Je fouille les meubles de cette maison de riches, j'hésite devant quelques pièces de monnaie au fond d'un tiroir, je jure l'avoir refermé sans y avoir touché.
    Je reconnais Mina sur des photos punaisées à un tableau de liège. Des hommes différents se tiennent à ses côtés, la plupart portent la barbe, tous ont les cheveux au moins jusqu'aux épaules. Sur l'une des photos, Mina a mon âge. Elle pose avec ses parents. Elle ressemble à sa mère, les mêmes yeux, le même visage, mais elle a la couleur et les tâches de rousseur de son père.
    Ils semblent heureux d'être ensemble - un pincement pour mon cœur.

    Après le tour du salon, mal à l'aise mais beaucoup trop curieuse pour ne pas le faire, je pénètre dans la chambre. Surprise de son uniforme blancheur - gracile. Devant la coiffeuse, j'essaye tous les bijoux, les dizaines de colliers, les barrettes à cheveux, une môme ayant découvert l'ile aux trésors. Je prends bien soin de tout remettre en place. Je garde sur la tête un chapeau cloche en velours prune.
    Un chapeau de cloche pour la fille à la rue…


    En sortant de la chambre je bute sur un reflet dans une psyché, une fille nue coiffée d'un chapeau violet.
    Au squat, je me regardais dans des morceaux de miroirs, je n'avais plus que mon image des vitrines et ne me reconnais pas tout de suite, loin d'apprécier ce que je vois. Ces taches bleues sur mon corps.
    Je cours à la salle de bain me réfugier dans un kimono qui traine là, je repasse avec dignité devant le miroir et retourne me couler dans les coussins du salon. Difficile pourtant d'oublier cette image oppressante d'une métisse schtroumpf et marsupilami.
    Je suppose que cela ne se verra pas si je prélève un peu de la médecine que renferme la boîte en bois sculpté. Dès la première bouffée mon souffle se détend. Un lit est prêt sous le tissu qui recouvre l'un des matelas, je me glisse entre les draps et plonge dans une sensation de quiétude. J'ai mangé, je suis propre, tranquillement stone dans un vrai lit d’une maison dont je n'aurais jamais soupçonné l'existence.
    Et je consens pleinement à ce que cela aussi soit ma vie.

    Je ne connais pas les livres de la bibliothèque. Chez mes parents, il n'y a que des faux livres. Une bibliothèque de reliures - une reliurethèque ? J'en prends un au hasard, bonne pioche. Il ne me faut que quelques pages pour me trouver téléportée dans les déserts de Dune.
    Et à peine davantage pour m'endormir dans les bras de Leto.

    J'entends tout de suite la porte s'ouvrir
    - Pardon, je t'ai réveillée!
    - C'est pas grave, au contraire, je faisais un cauchemar…
    Un sale cauchemar d'anniversaire.
    Un coup d'œil à la fenêtre, la nuit commence à s'éclaircir.
    - Si on mangeait un morceau ? propose Mina
    - Ben …tu sais, j'ai fini les yaourts…
    - Non ! Un p'tit restau ! J'ai fait une bonne soirée, je t'invite !
    - A cette heure ci ?
    J'ai l'impression d'entendre ma mère, soulagée que Mina n'y ait pas prêté attention. J'ai eu le sentiment que ma mère avait parlé à travers moi. A cette heure-ci ? Tu n'y penses pas ? Qu'en dira-t-on ? C'est ma mère qui dit cela, pas moi - surtout pas moi. Se lever avec bonheur, enfiler un pull et un jean, sortir dans l'aube naissante pour une destination inconnue, voilà ce qu'en dit Leila.
    Mina m'attend à l'entrée :
    - C'est la bonne heure pour un steak chez Johnnie. Je te donne le chapeau, il te va bien.

    Bien sûr, je me demande ce que Mina veut dire par j'ai fait une bonne soirée mais je ne suis pas de la police.

    5. Les plages de Goa (2)

    Marchant au milieu de la rue, nous croisons des éboueurs errants et des chats de poubelles. Mina fait claquer les talons de ses bottes, le froid nous pique les joues.
    Ce n'est pas la première fois que je traine dans les rues à l'aube, mais tout me semble différent, la présence de Mina éclaire la réalité d'autres couleurs. Je suis curieuse de cette impression de suspension dans le temps, je ne sais plus si c'est le jour ou la nuit - peut-être les deux comme le dira Franz. Je voudrais que cette balade s'éternise, ne jamais perdre cette sensation que la rue, la ville, le monde, la vie, m'appartiennent. J'essaye de ne pas m'attacher à ce qui me gâche le plaisir - ce mal de ventre.
    Deviné, et aussitôt soigné par Mina.
    - Ne t'inquiète pas. Pour l'instant, tu peux rester.

    Il faut bien finir par arriver.
    Chez Johnnie.
    C'est le nom de la patronne qui nous accueille, avec un grand sourire. Mina me présente simplement.
    - Leila qui dort chez moi !
    Johnnie nous guide vers une table au fond de la petite salle. La pièce ressemble à une cuisine de campagne avec son parquet, ses rideaux de dentelle, ses étagères à bocaux. Mais on trouve sur les murs des images qui donnent le ton : le fameux poster de cette femme psychédélique assise en tailleur, un genou levé, fumant un chilom face au ciel. Mais aussi celui en noir et blanc du soldat debout, fauché par une balle, les bras écartés.
    Avec cette question en suspens impossible à oublier :
    - Why ?

    Johnnie, toujours souriante, présente en passant les trois autres clients.
    - Mina, tu connais Franz, il vient juste de rentrer.
    Mina fait deux bises au maigre barbu.
    - Leila-qui-habite-chez-Mina, au fond c'est Sylvia et Luc.
    - Salut !
    - Salut !

    Sous l'œil amusé de Mina, je dévore le steak, les frites, la salade. A cause du jeûne forcé des jours précédents, je sais bien que je risque d'être malade, mais ce n'est pas une raison suffisante pour résister aux deux boules de glace avec chocolat, chantilly et des éclats de noisettes. Johnnie vient s'asseoir avec nous en apportant les cafés. Repue, engourdie par la chaleur, la fatigue, le joint qui tourne, le confort, j'essaye de suivre la conversation.
    - Alors ? Tu as bien bossé ce soir ?
    - Du velours !
    - Cool !
    - Génial, oui !...
    Je ne comprends pas la suite mais Johnnie part d'un éclat de rire, suivie par Mina. Et moi, bêtement, sans même savoir pourquoi, peut-être en hommage à la douceur des choses, je me mets aussi à rire.
    Je n'aurais pas du, cela attire l'attention de Johnnie.
    - Alors Leila ! Que fais-tu par ici ?
    Je reste la bouche ouverte. Silence.
    - Tu as quel âge ?
    Là, je sais quoi dire :
    - 18 ans.
    Depuis quelques mois c'est devenu l'âge de la majorité et tout le monde me croit, je n’ai pas l’air d’avoir quinze ans. Les rires, ou l'herbe dans le joint, attirent les autres, provoquant une opportune diversion ils viennent s'asseoir à notre table.
    Je me demande s'ils sont ensemble, Luc et ses longs cheveux blonds, sa veste en daim à franges, Sylvia dans sa robe fleurie, je les trouve si beaux, je les envie - en vérité même si le mot ne me vient pas sur l'instant c'est leur grâce que j'envie. Cette légèreté inconnue.

    Franz revient d'un voyage en Inde. Je suis hypnotisée par ses yeux jusqu'à ce que je réalise qu'on n'en voit presque plus les pupilles. Je l'ai beaucoup trop croisé chez les garçons du squat ce regard à l'envers, noyé à l'intérieur.
    Il raconte son voyage tout en roulant avec élégance des joints aux longs filtres. Nous nous retrouvons sous le charme, dans un nuage de fumée, à l'aventure en Asie. Nous construisons avec lui une cabane sur les plages de Goa, nous nous baignons dans les eaux sales du Gange, passons des soirées de folie avec des freaks aux passeports multiples et fumons des substances d'une pureté spirituelle.
    Une guitare apparait entre les mains de Luc, ce n'est pas un virtuose, mais à cette heure, assemblés autour d'une table, la musique nous embarque vers l'idée d'un monde accueillant.
    Je m'endors sur l'épaule de Sylvia.

    Des raclements de chaises me réveillent, je suis le mouvement en somnambule.
    Il fait jour, et froid. Je marche dans une autre ville, celle du matin d'hiver, fatiguée, épuisée par la nuit mais si heureuse de rentrer quelque part.
    Il est encore tôt, l'heure des anciens, l'heure à laquelle le monde va encore à leur rythme. Nous croisons deux mamies portant chacune l'anse d'un cabas, et qui nous regardent passer comme des évadées d'un zoo.
    Mina soliloque :
    - On fait semblant de ne pas se voir mais la vérité est qu'on se regarde, tous, tout le temps. Autant être soi-même !
    J'aurais bien une ou deux questions :
    - Qu'est ce que ça veut dire être soi-même ? Qu'est ce que ça veut dire exactement ?
    Mais ce n'est pas le moment de les poser, Mina titube, rit toute seule.

    À mi-chemin, je m'aperçois que quelqu'un nous suit, je me retourne inquiète, puis surprise quand je le reconnais. Mina pose la main sur mon bras :
    - Franz, est un ami de longue date, il rentre avec nous.

    Franz a tout naturellement suivi Mina dans sa chambre, comme s'il était chez lui.
    Pour me consoler de me retrouver seule, Lou Reed chante une berceuse rien que pour moi.
    Such a perfect Day.

    6. Pourquoi le monde


    J'aurais volontiers dormi plus longtemps, mais Mina me réveille avec un riff d'Hendrix et un article de son règlement :
    - Ne te lève pas après midi, sinon tu perds de la vie.
    Mon père le disait d'une autre façon :
    - T'as vu l'heure ! Quelle feignasse celle-là ! Tu crois peut-être que le monde t'attend ?
    - Il sait en tout cas ce que j'attends de lui !

    Après le petit-déjeuner, Mina alanguie, et moi affalée, dans les coussins du salon, fumons en silence, je suppose que Franz est déjà parti.
    Elle pose un vinyle sur la platine et le saphir avec délicatesse dans le sillon.
    Je n'avais jamais entendu une chose pareille. Je m’en souviendrai toute ma vie : une autre âme qui entre dans mon corps. Les mots en plus de la musique, l'impression que la chanteuse parle pour moi. Ce que vous pourriez éprouver si une extra-terrestre débarquait chez vous et vous disait :
    - Bonjour, je m'appelle Glurxcbp, toi et moi venons de la même planète !
    Vous avez alors le sentiment de vous réveiller, tout votre être sait que c'est la vérité.
    J'en aurais pleuré. D'ailleurs, je pleure.
    Leila est une vrai Madeleine.
    Même pas de radio chez mes parents. Le silence de deux existences sur un chemin millimétré, deux êtres indifférents partageant une façade, et une progéniture qu'ils observent de loin. Le silence est aussi la seule réponse obtenue à toutes les questions qui me préoccupent. J'ai beaucoup d'énigmes dans ma case-à-questions, depuis toujours. C'est peut-être le bon moment de les tester avec Mina.
    - A quoi ça sert de vivre ?
    Les adultes à qui j'ai déjà posé cette question m'ont dévisagée comme si je m'appelais Glurxcbp, Mina répond sur le champ :
    - Quand on regarde un coucher de soleil sur la mer, on s'extasie des couleurs inédites que prend le ciel et on ne voit pas la beauté de la terre sous cette nouvelle lumière. On regarde la lumière et non ce qu'elle éclaire.
    Je n'ai jamais vu la mer, n'ai qu'une idée confuse de ce que veut dire Mina, mais la réponse me convient.
    Il se peut qu'elle soit, sans compter Glurxcbp maintenant, la première habitante de cette planète à qui je veux bien ressembler. Je suis certaine de ne pas avoir pensé à haute voix mais les yeux d'eau de Mina se posent sur moi comme si elle avait entendu.
    - Tu sais que le hasard n'existe pas ?
    A vrai dire je n'ai jamais réfléchi à cette question-là.
    - C'est seulement débarrassée du hasard que la vie devient vivable - et vivante.
    Je glisse cela dans ma case-à-réflexion et tente une autre question, une phrase que Catherine avait notée sur mon cahier de texte. Nous en avons passé des heures toutes les deux, dans la chambre de l'une ou l'autre, à chercher un sens à la vie ! Catherine n'a pas voulu partir avec moi à cause de son petit frère.
    - Est-ce que tu penses toi aussi que la réalité est relative ?
    La question ne semble pas intéresser Mina.
    - C'est possible. Tu aimes jouer aux cartes ?
    Sans attendre la réponse, elle allume la radio. Joe Dassin nous annonce que ça ne va pas changer le monde…
    Nous apprenons que Giscard a rencontré le Chah d'Iran:
    - Il va ramener du shit de première!
    Trois cents morts au carnaval de Rio, les îles Mariannes deviennent Territoire des Etats-Unis.
    - C'est où les îles Marianne ?
    - Près des Philippines
    Je ne sais pas non plus où sont les Philippines, je n'ose pas le demander, Dalida annonce le messie :
    Arriva Gigi l'Amoroso, croqueur d'amour, l'œil de velours, comme une caresse…
    Nous rigolons en disant qu'il ferait bien d'arriver celui-là : Gigi l'Amoroso !

    Mais c'est Franz qui débarque dans l'appartement. Comme chez lui. Il apporte une bouteille de vin et une barrette de shit qu'il pose dans la boîte de Mina. Puis il s'alanguaffale à nos côtés. Je me lève aussitôt, je ne suis pas à l'aise dans sa proximité.
    J'essaye les disques des pochettes qui me plaisent. En vérité j'essaye de me faire oublier. Cela fait remonter un souvenir que j'évite d'habitude. Six ou sept ans, je joue sous la table de la cuisine quand mes parents entrent dans la pièce, ils ne savent pas que je les entends. Il y a de la colère et de l'amertume dans leurs voix, comme dans celles de Mina et Franz.
    Il lui doit de l’argent et tente d'en emprunter davantage. C'est lui qui peint les tableaux sur les murs de l'appartement.
    - Non je n'achèterai plus ta peinture, Franz. Je n'aime pas ce que tu fais en ce moment.
    Avec ses yeux sans pupille, son regard de chien battu est plutôt effrayant.
    - Le monde n'est pas un paradis ! Je ne peins pas pour faire plaisir, je peins ce qui doit être peint… Tu ne comprends plus ma peinture !
    - C'est toi que je ne comprends plus Franz.
    Il se recroqueville. On dirait un enfant à qui l'on n'a rien expliqué. Je connais.

    Plus personne ne parle, je passe Docteur Feelgood, pas pour la pochette – juste le nom.

     

    7. Pourquoi le monde (2)


    Agacé par la conversation, Franz s'extrait brusquement du canapé. Il tourne en rond dans le salon, des phrases hachées sortent de sa bouche sèche. Désemparée, je me calque sur Mina. Immobiles, nous regardons Franz agiter ses longs bras maigres, se gratter le torse au sang. Il postillonne dans sa barbe, délire en monologue, son grand corps efflanqué parcouru de gestes incohérents. Il crache la moitié des mots et avale l'autre. On comprend quelques bribes :
    - Nous crèverons tous… Toi, elle, moi, chaque humain sur cette planète va crever !
    Tout à coup il s'immobilise, et vrille ses yeux dans ceux de Mina :
    - La vie ce n'est pas le jour, et la mort pas plus la nuit, ni le contraire. La vie c'est le jour et la nuit! Tu comprends ça ? Et la nuit, Mina ! Surtout la nuit.
    Mina essaye de le calmer mais elle ne sait par où empoigner cet écorché. Il marmonne encore puis sort brusquement de l'appartement, poursuivant son discours dans l'escalier.

    J'aimerais demander ce que Franz a voulu dire mais Mina a l'air trop désolée. Je déteste ce que je vois dans ses yeux : autant d'interrogations que dans les miens. Pour nettoyer les mauvaises vibrations, elle allume des bâtons d'encens et nous fumons un joint de consolation en écoutant Les Doors, qui s'accordent à l'ambiance du moment.
    Riders on the Storm...
    Je suis paniquée de voir Mina si affectée, de me sentir si inutile. J'ai toujours pensé que la plus belle chose au monde est de savoir faire rire les autres, mais je ne suis pas douée, je suis grave – de nature. Enfin, disons depuis toujours. Je peux peut-être détourner la tension.
    - C'est quoi pour toi le plus beau métier du monde ?
    Mina réfléchit.
    - Clown !
    - Evidemment !... Mais tu sais, je n'aime pas trop que tu lises dans mes pensées …
    Mina rit.
    - Ou femme !
    C'est difficile de toujours faire comme si rien ne vous surprend.
    - Femme ? Ce n'est pas un métier !
    - Va savoir !
    - C'est la nature ! Comme les plantes ! Ce n'est pas un métier d'être une plante !
    - Va savoir ! Germer, pousser, survivre, fleurir, faire des fruits, créer de l'oxygène… Imagines-tu le boulot ? Pas facile d'être une belle plante !
    - Et c'est quoi alors comme métier d'être une femme ?
    - Ça c'est à chacune de le savoir, dans ma religion à chacun son chemin.
    Sa religion ?! Mon poil se hérisse. J'ai tout subi, jusqu'a la grande communion. C'est facile de faire croire ce que l’on veut aux enfants. « Aimez-vous les uns les autres », disait le Grand Inquisiteur ! Je n'ai pas encore vu grand-chose du monde mais j'ai eu ma dose d'hypocrisie, avec la religion sur le podium.
    J'espère de tout mon cœur que celle de Mina est d'un genre différent, Bouddha ou autres Zen.
    - C'est quoi ta religion ?
    - C'est la mienne ! Celle qui n'appartient qu'à moi.
    - Oui, mais c'est quoi exactement ?
    - Ma religion est unique et changeante. Elle n'a pas de nom.
    - Et la Déesse dont tu parles ? C'est elle ta religion?
    - Peu importe, dans ma religion chacun son Dieu !
    Elle m’embrouille la réflexion.
    - Tu m'embrouilles ! Dis-moi concrètement ! Par exemple c'est quoi pour ta religion le boulot des femmes ?
    Mina plante ses yeux verts d'eau dans les miens :
    - Pourquoi le monde ne serait pas ce que les femmes veulent qu'il soit ?

    8. Les pâtes à la con


    On frappe, la porte s'ouvre, et Mick Jagger entre dans un chevaleresque mouvement de sa longue cape noire.
    On dirait vraiment Mick Jagger, ses cils de velours, sa bouche. Il se précipite vers Mina.
    - Ma beauté, ma princesse, ma sorcière, mon espérance, comment vas-tu belle le jour, belle de mes nuits ?
    Elle rit.
    - Ça va Coco, et toi ?
    - Oh moi ! Vermisseau au destin incertain, papillon éphémère attiré par la lumière de ton âme, je vais où le vent me porte… Je suis stone comme un vieil hibou malin et je me disais que tu offrirais bien un cône aux multiples félicités à l'admirateur le plus fidèle de ta cour…
    - Bien sûr Coco, sers-toi ! Franz vient juste de nous approvisionner.
    - Ce cher Franz ? Il est donc rentré ! Comment va ce talentueux échalas ?
    Mina ne répond pas, ils se regardent, elle hausse les épaules.
    - Je vois. Toujours entre les mains de la fille au cœur d'acier… la dame blanche !
    - Plus que jamais….
    Coco ouvre la boîte, se sert, et roule un joint, il s'aperçoit soudain de ma présence :
    - Mais qui est cette ingénue beauté ? Comment êtes-vous arrivée dans cette antichambre de l'Eden jeune fille au teint d'opale, à la bouche aussi tendre qu'un fruit à cueillir ?...
    - Calme-toi Coco, je te présente Leila, une amie qui loge ici en ce moment.
    Je ne peux m’empêcher de sourire, Mina a dit une amie.

    Je ne peux non plus m’empêcher d’être fascinée par Coco. Il ponctue chacune de ses phrases en aspirant goulument sur le joint qu'il oublie de faire passer.
    - … Et à ce moment là une nymphe fellinienne m'est apparue, telle un point virgule dans une phrase miraculeuse. Vu le dénuement barbare dans lequel je me trouvais je n'ai même pas pu lui offrir un café. Pourquoi doit-on autant souffrir ? J'ai écrit deux poèmes que n'aurait pas reniés Schopenhauer s'il eût écrit des poèmes ! Rassure-toi, je les ai brûlés sur le champ… sur le champ de bataille…
    Mina qui l’écoute d’une oreille distraite se lève tout à coup, attrape son manteau :
    - Viens !
    Captivée par Coco, je n'ai pas saisi que l'invitation s'adresse à moi,
    - Viens !
    Puis à Coco :
    - On revient !
    Je bondis, enfile mon blouson. Coco nous fait un petit signe de la main.
    - Je vous attends ici gentes dames, vaquez ! Faites tourner les têtes ! Agitez ce monde désolé ! Ravissantes peccamineuses, livrez-vous à la ribote, je garde la maison !
    Je me demande où nous allons mais je suis Mina sans rien demander. Je pourrais la suivre jusqu’au bout du monde là où j’ignore où sont rangés les cartons dans lesquels dorment les filles perdues.
    Il ne peut rien m’arriver avec elle, enfin rien de négatif, car pour le reste, au contraire, je comprends bien que tout est possible.

    En sortant nous croisons le voisin sur le palier, celui de la porte morte en face. Il fuit notre regard, baisse la tête et s’engouffre dans l’escalier en silence. Mina éclate de rire et le hèle:
    - Une petite pipe Monsieur Martin ?
    Il redouble de vitesse dans sa descente, j’ai peur qu’il se rompe le cou. Mina d’abord moqueuse, secoue la tête, affligée, elle semble réfléchir en parlant :
    - Il a peur de notre différence… dans d’autres contrées nous n’aurions même pas le droit de vivre…

     

    9. Les pâtes à la con (2)

    En entrant dans le bar j’ai l'impression de tourner une scène déjà vécue, le comptoir en zinc, les tables en bois foncé, usées, les chaises de saloon et le patron grognon. Même le type en casquette, accoudé au comptoir, regarde toujours les gens passer à travers la vitre de la porte d'entrée. Un autre, assis, lit aussi le journal.
    C'était seulement hier.
    Je m'étonne de retrouver cet endroit tellement identique et de le voir si différent. Le grand changement, c'est Mina et moi bavardant comme des pies – surtout moi, Mina écoute. Effarée, je me rends compte que je suis en train de lui raconter ma vie, j’en suis au moment où j’ai réalisé que rien ne tient debout sur cette planète et si je continue elle va s'apercevoir que je n’ai que quinze ans. Ma frayeur absolue, à cet instant de ma vie, serait que l'on me dise de partir d’où je me trouve. Cette pensée éveille une tenaille dans mon estomac, je me tais.

    Encore une fois je ne l’ai pas entendu arriver et sursaute quand le patron apparait tout à coup à côté de Mina. Comme la veille, il se penche à son oreille.
    - Rachid a appelé.
    - Oui je sais, je suis passée pour ça. Tu veux bien le rappeler et lui dire "pas ce soir".
    - Je vois. T'as assuré hier ?
    - Disons que j'ai quelques jours tranquilles devant moi.
    Je ne retiens pas un sourire de soulagement, je n'avais aucune envie de voir Mina partir vers sa mystérieuse destination et me laisser seule à nouveau.
    Nous buvons un autre café.

    Dans l'épicerie où nous nous arrêtons sur le chemin du retour, je suis mal à l'aise à cause de mes poches vides, mais n'ai aucun doute sur la sincérité de Mina quand elle me dit de ne pas m'en faire.
    - C'est encore un cadeau de la Déesse, une énergie qui doit circuler. Aujourd'hui j'en ai, un autre jour ce sera toi. Le seul problème est quand elle ne circule pas. Ne t'inquiète pas, je te le dirai si je ne peux plus assurer.
    Il faudrait tout de même temps que je trouve un peu de monnaie, je passe en revue les moyens à ma disposition et en revient à la seule façon dont je me nourris depuis que j’ai quitté le domicile familiale ; si j’en ai le courage dès demain j’irai faire la manche.

    Coco est toujours là, une fille l'a rejoint sur le canapé de Mina, une lumineuse africaine avec une énorme chevelure, elle s'appelle Marijo.
    Je suis fière de reconnaitre la musique.
    En faisant circuler le joint Marijo raconte la galère de l'un de ses amis, éleveur de chèvres dans la Drôme, contraint de rouler en tracteur car il n'a pas de permis de conduire. On rigole en l'imaginant acheter ses cigarettes au tabac du coin ou boire son apéro au bar du village, on imagine toute sa vie - en tracteur, hilares. Les joints tournent les uns après les autres, ma tête aussi. Nous sommes tous les quatre à l'intérieur d'une bulle de fumée ; et les lois, celles de la physique même, sont propres à cette bulle. J’ai l'impression de voir nettement Marijo flotter au-dessus du sol, pas Marijo elle-même, assise en tailleur sur le tapis, je n'hallucine pas à ce point, mais l'essence de Marijo, aérienne, se détachant dans un souffle, surtout quand elle nous fait rire. Mina, elle, rayonne. D'une force unique. Elle est entourée d'un halo, de l'esprit même de la lumière. Quant à Coco, il est exactement comme un arbre, un arbre souple, je vois la vie affluer à la surface d'une infinie immobilité qui semble se plier sous le vent. Ce qui est certain c'est que, planant à des hauteurs étourdissantes, je me sens parfaitement bien avec eux dans la bulle. Et au cœur du disque de Pink Floyd. Leila est légère.

    Mina annonce qu'il n'y a plus rien à fumer, la question se pose de savoir où en trouver. Je connais le problème mais n’ai aucune suggestion, ce que je fume d'habitude n'a rien de commun avec leurs produits de luxe. Il s'avère qu'il reste une boulette chez Marijo, les palabres reprennent: va-t-elle la chercher seule ou allons-nous tous la fumer chez elle ? Discussions, hésitations. Quand on me demande mon avis, ravie d'en avoir un, et surtout pleine de curiosité, je propose qu’on se rende chez Marijo.
    J’imaginais que nous allions sortir dans la nuit de la ville, mon terrain préféré. En fait Marijo habite deux étages en dessous. Son appartement est habité de plantes vertes et de chats.
    - C'est à toi la boîte aux lettres avec la coccinelle ?
    - Oui. Pourquoi ?
    - Rien. Pour savoir.

    Nous fumons la boulette en écoutant Bob Dylan. La conversation tourne autour des éléments permettant de déterminer pourquoi la vache-qui-rit rit. Quand il ne reste plus rien à fumer chez Marijo, la conversation se concentre à nouveau sur l’éventualité d'aller en chercher quelque part.
    Ils se mettent d'accord sur une adresse et cette fois-ci nous sortons de l'immeuble.

     

    10. Les pâtes à la con (3)

    Il n'est pas si tard, la nuit commence à peine à tomber, les passants se pressent frileusement. Nous, nous arpentons les rues, bande loufoque et colorée - au ralenti. Nous rions de tout, imaginons ce qui pourrait sortir des plaques d'égouts, une armée d'ombres ou un troupeau de vaches-qui-rient. La veille, je marchais sèchement dans ces mêmes rues ; je me vois aujourd’hui pouffant, joyeuse, je me regarde dans une vitrine parée de l'écharpe aux couleurs vives empruntée à Mina :
    - Est-ce possible d'être une autre personne du jour au lendemain ?
    Case-à-réflexion.

    Niché dans une porte cochère, un clochard nous interpelle :
    - Juste un p'tit sou les jeunes!
    Je le reconnais :
    - Ça va Paulo ?
    - Ça roule ma poule ! T'as pas un p'tit sou ? Au fait, ta Pati qu'tu cherchais partout, je l'ai vue passer vers midi, t'as pas un p'tit sou ?
    - Non Paulo, désolée, je suis aussi raide que toi
    La pensée de Pati, si loin.

    Nous arrivons dans un quartier résidentiel, la partie de la ville que je connais à peine. Nous entrons dans une villa cossue et je mets sur le compte de la paranoïa du cannabis l'angoisse qui me monte à la gorge. Mais c'est juste mon corps qui ressent les choses avant moi. Je le comprends quand nous entrons dans la maison, je connais le type qui nous reçoit.

    Il nous fait goûter son produit, tous vautrés dans des fauteuils en cuir orange, le libanais rouge est excellent, nous écoutons l'album de Patti Smith. Je m'absorbe dans la musique - bouée de sauvetage - emportée par des glorieux chevaux.
    Le type ne me reconnait pas mais cherche où il m'a vue j’élude la question. Je ne lui demande pas ce qu'il a fait de ma montre, de ma médaille, de mes vêtements.

    Quand, l'affaire réglée nous sortons de là, je respire à pleins poumons, comme si je venais de retrouver la liberté. Je contemple la lune qui se lève, les étoiles qu'on peut apercevoir quand la rue laisse des zones d'ombre.
    - Comment échapper aux rappels de la personne que vous étiez le jour d'avant ?
    Même case.
    Pour penser à autre chose je m'intéresse au phénomène qu'un trajet semble toujours plus court au retour qu'à l'aller. Nous marchons tous les quatre de front et j’expose le problème, chacun a sa version. Nous sommes tous d'accord sur le fait, mais personne n'en donne une explication satisfaisante. Case-à-mystères.

    Coco et Marijo préparent le dîner, je dresse la table, Mina annonce le menu. Il m’intrigue.
    - C'est quoi les pâtes à la con ?
    - Tu verras !
    Nous buvons le vin de Franz.

    Le flash m’arrive pendant le repas, devant cette platée de pâtes au beurre : j’ai quinze ans et deux jours, assise au même rang que trois adultes dont je ne soupçonnais pas l'existence avant-hier, plus libres et plus joyeux que tout ce que j’aurais pu imaginer ; et je découvre le merveilleux sentiment de me sentir à ma place.

    11. Le mouvement général


    Le temps s'écoule différemment chez Mina - une question d'intensité.
    Je vogue à vue dans son sillage. Je séjourne plusieurs mois dans une succession d'instants dont il me restera l'empreinte d'une douce folie teintée de magie.
    Je n'ai pas pu cacher indéfiniment ma minorité légale. Mina s'en fiche comme de sa première bague.
    - Ah bon ? On te donnerait vraiment dix-huit ans !

    De l'une de mes places préférées, la fenêtre donnant sur la rue, j’observe le paysage gris de l'hiver des villes sur un air de Tubular Bells. Mina propose une balade au square. Je suis toujours d'accord, même quand ce sont des trucs de vieux.
    Nous passons à la salle de bains, j’y suis maintenant comme chez moi. Devant le grand miroir près de la baignoire j’essaye de transformer en turban un foulard mauve. Mina en est à sa troisième tenue devant la glace du lavabo - la plus belle fille du monde ne se rend pas compte...
    - Aujourd'hui il faut mettre des paillettes, ça ira bien avec la neige. Tu en veux ?
    - Quelle neige ?
    - La neige…
    Je suivrais Mina, où que ce soit. Je mets des paillettes sur mes yeux.

    Nous passons devant le bar maussade, traversons la rue, empruntons le boulevard, tout le monde nous regarde. Cela aussi j’en ai pris l'habitude. Nous sommes deux reines marchant dans les rues - altières.
    Mina indique la plaque à l'entrée : Square Colette.
    - Pas mal non ?
    Je n’ai aucune idée de qui cela peut être. Mon ignorance me fatigue, souvent je prends le parti de faire semblant.
    - Pas mal !
    Pour moi, Colette c'est la tante Colette, celle qui s'est fâchée avec toute la famille, je ne pense pas qu'on lui ait dédié un square.

    Le parc est presque désert, juste quelques anciens aux allures d'oiseaux égarés. Mise à part les monologues de Mina, nous nous promenons en silence. C'est la première fois que je vois quelqu'un parler aux arbres, je ne vais surtout pas m’en étonner. Le ciel s'épaissit. Il se met à neiger au moment où nous allons sortir du parc.
    La première neige de mes quinze ans.
    Je regarde Mina et la féerie des flocons sur ses paupières pailletées, puis quand ils fondent dans ses yeux pleins de malice. Ce n’est rien, juste un instant dans la réalité de Mina - parallèle aux frontières singulières, mais qui me bouleverse. Sans que je cherche vraiment à comprendre ce trouble qui me donne à la fois le vertige et une étrange sensation de plénitude.
    - Tu es vraiment une grande devine !
    - Pourquoi ?
    - Comment tu savais pour la neige ?
    - Je l'ai sentie !
    J’en tire une conclusion que je range dans une nouvelle case, celle des certitudes sur la vie : il ne peut y avoir de plus noble but qu'être une personne capable de reconnaître l'odeur de la neige.

    Nous rencontrons un type qui nous demande du feu, un blond avec une queue de cheval et un manteau afghan. Il reste suspendu, fasciné par Mina – comme tout le monde.

    Je pose sur la platine un disque de Bowie et admire la neige. Le genre d'occupation qui propulse en arrière, à d'autres fois où l'on a regardé tomber la neige. Traditionnelle tentative d'évasion des enfants qui s'ennuient le dimanche dans les pays où il neige, dans les maisons sans vie.
    Les bruits qui viennent de la chambre de Mina m'empêchent de dormir. Elle a trouvé le blond à son goût. Il nous a offert un chocolat chaud au bar maussade, enfin c’était sa proposition mais au bout du compte c'est Mina qui a réglé la note. Il est fauché car il revient d'un voyage à Istanbul, il en a ramené un très bon shit.
    Tous mes sens communient avec Ziggy Stardust.
    Je n'ai pas une grande expérience du sexe, le Pascal du squat ne compte pas. Je me rappelle à peine la première fois - un cousin, à un mariage. J’appartiens à une grande famille qui se fréquente peu, les enterrements et les mariages sont l'occasion de découvrir des cousins presque inconnus - sources d'agréables surprises adolescentes. La dernière fois que j’avais vu ce cousin  il devait avoir dix ans et moi trois de moins. Le jour du mariage j’en avais treize et on ne pouvait plus me prendre pour une gamine. Je me trouvais trop grande pour être encore pucelle. Ma virginité semblait un tel enjeu dans le monde des parents – je n'avais même pas le droit d'approcher un garçon – que j’attendais avec impatience une occasion de pouvoir la perdre.
    Je croyais qu'il suffisait qu'un sexe d'homme me pénètre pour tomber enceinte. Mon cousin s’est efforcé de m’expliquer que cela prenait plus de temps, mais je n’ai rien voulu entendre et mon dépucelage s’est résumé à un va et vient de deux secondes et demie.  Une fois cette histoire de virginité réglée, la vie s'offrait à moi. J’ai vécu à quatorze ans un grand chagrin d'amour avec ce garçon que je trouvais poétique et qui m’a quittée sans sommation pour une autre – beaucoup moins jolie, d’après Catherine.
    Au squat j’étais sorti un soir avec Philippe, avant Pati, nous avions beaucoup bu, il ne s’est pas passé grand-chose. Depuis, je n’ai fréquenté personne, le chacal du squat ne compte pas.
    Les gémissements de Mina dans la pièce à côté me donnent envie - toucher un garçon.

    12. Le mouvement général (2)

     

    Le type est là depuis trois jours, il sort peu de la chambre et je ne vois pas beaucoup Mina non plus. Il disparait un vilain matin avec son chéquier et la plupart de ses bijoux.

    Mina lave ses draps à l'eau de javel et dévalise le marchand d'encens. Je perçois qu'elle s'en veut, et m’en veut de ce que j’ai vu. Je décide de lui parler de mon fameux anniversaire. J’emploie le mot baisée, il faut bien que l'une de nous le dise. J’explique comment la peur m'a paralysée et toute la honte que j’en ressens. Je raconte simplement, sans rien ajouter aux faits, j’ai déjà bien du mal à contenir la montée des larmes. La tristesse dans les yeux de Mina me blesse encore davantage, je plaisante :
    - Au moins toi tu as eu du plaisir !

    Raconter, formuler l’histoire, m’a fait l'effet d'une douche, je me suis lavée la pensée, et j’espère que les cauchemars vont cesser. Je ne sais pas au juste à quoi je rêve, mais je sens toutes les nuits la peur m'envahir et me paralyser. Je me réveille en sueur, un mauvais goût dans la bouche.
    Et peut-être que mes règles, elles, vont revenir.
    Dés que j’en parle à Mina, elle court à la pharmacie acheter un test de grossesse. L'ambiance est pesante en attendant que le cercle brun se décide ou non. C’est non. Mais Mina ne s'y fie pas et retourne acheter un autre test, ça recommence, le liquide doit devenir bleu, ou pas. Je ne suis décidément pas enceinte. Mina voudrait que j’aille voir un médecin, mais je ne suis pas d'accord. Je sais que mes règles vont revenir, ce n'est qu'une question de temps. Je suis persuadée que cela dépend de moi, il s'agit de mon sang, de mes ovaires, je trouverai le moyen. Pour convaincre Mina j’ai découvert un argument imparable :
    - C'est comme ça dans ma religion.

    Nous allons souvent au cinéma. Nous avons vu Les Valseuses, gros plan sur la question idiote des filles entre elles : Dewaere ou Depardieu ? Je suis d'accord avec Mina et Marijo, nous préférons le même mais ne laisserions pas l'autre dormir dehors.
    - Les femmes ont un grand cœur…
    - Que les hommes adorent toucher…

    Nous nous rendons régulièrement au bar maussade. C'est le bureau de Mina, elle y reçoit ses appels téléphoniques. Je cache avec adresse ma curiosité pour ce qu’elle trafique. Elle disparait certains soirs et revient avec de quoi tenir un jour, deux, parfois une semaine. Tous ses amis cheminent de la même façon, ils travaillent un peu puis s'arrêtent et recherchent un job dès qu'ils sont fauchés. Certains prennent n'importe quel boulot pourvu qu'ils gagnent assez d'argent pour séjourner ensuite dans des pays où l'on vit de presque rien. Des mots nouveaux apparaissent cependant: la crise, le chômage.
    Je ne sais rien du travail de Mina, seulement qu'elle passe beaucoup de temps à se préparer les soirs où elle sort. Elle ne répond pas à mes questions sur le sujet, elle a juste dit qu'elle m'emmènerait un jour, je ne suis pas certaine d'y tenir.

    Quand elle rentre au milieu de la nuit, nous allons parfois manger un steak chez Johnnie. J’aime particulièrement ces moments-là, il y a chez Johnnie une faune toujours renouvelée et les soirées s'y terminent par de grandes tablées enfumées. Nous retrouvons Sylvia et Luc - qui sont ensemble, ils ont même un enfant qu'ils emmènent dans leurs voyages. Ce sont eux qui me parlent pour la première fois du Bhoutan.
    - C'est un tout petit pays entre la Chine, l'Inde et le Tibet. Tu ne peux pas imaginer comment ces gens vivent, simplement, naturellement, d'une philosophie incomparable, en harmonie avec tout ce qui les entoure, les autres, la nature…
    Et puis Luc sort sa guitare, ou un autre parle du Népal.
    Mina ne voyage pas, elle dit qu'elle le fera le jour où elle s'ennuiera.
    - Mais tous ces pays dont ils parlent, ça ne te donne pas envie ?
    - Je ne sais pas raconter. Si je voyage, je ne saurai pas en parler.
    - Mais on ne voyage pas pour en parler !!!
    - Ah bon ?

    Moi je suis dévorée de curiosité, je plonge en apnée dans les récits des voyageurs. Je fais de grands progrès en géographie et rêve à des noms ressemblant terriblement à des formules magiques.
    Guadalquivir, Taj Mahal, Fortaleza, Thimphu …

    13. Le mouvement général (3)

    Pour mon premier grand concert, j’ai vu Genesis, avec trente mille autres personnes. Je l'ai pris comme un coup de poing dans le sternum. Je suis sortie de mon corps et pendant deux heures me suis transformée en notes de musique et en rais de lumière tournoyant dans une salle bondée et électrique. Nous en sommes revenues amoureuses de Peter Gabriel. Les femmes ont un grand cœur…
    Le lendemain, Mike Brant tombait d'une fenêtre.
    C'était le chanteur préféré de la plupart des filles de ma classe. Catherine et moi préférions Véronique Sanson. C'est très étrange de penser au collège, je ne vois pas ce qu'il peut y avoir de commun entre être là chez Mina et ce que vivent les filles de ma classe. Peter Gabriel et Mike Brant, cherchez la différence…

    Chaque fois que l’on rentre on découvre quelqu'un ou quelques uns installés dans l'appartement. La tribu est grande et la porte de Mina toujours ouverte.
    J’ai beau lutter de toutes mes forces contre le sommeil, à cause des cauchemars qui continuent, je m’écroule la plupart du temps au petit matin. Je sens confusément qu'on me couvre et je me pelotonne, bienheureuse, bercée par le brouhaha des conversations ou par la musique douce. Je me réveille au milieu des verres sales et des cendriers pleins, en général dans la pièce vide mais souvent dérangée par les ronflements d'inattendus compagnons de chambrée.

    Marijo habite presque avec nous. Les deux étages qui séparent les appartements sont de fait fictifs, l'une débarque chez l'autre à n'importe quelle heure. J’ai pris aussi cette habitude, je n'aime pas rester seule quand Mina sort sans moi, et si Marijo est absente je tiens compagnie à ses chats en écoutant Léo Ferré ou François Béranger.

    Régulièrement, tout en parlant avec ses amis et en fumant les joints, Mina joue avec ses cartes. Elle prend un paquet et, habile magicienne, le fait tournoyer entre ses doigts. Elle les lit aussi. Il y en a toujours un - plus souvent une - pour lui demander ce que le sort lui réserve. Pour l'avoir vu faire tant de fois, je connais le rituel par cœur, il nécessite une bougie allumée, un bâton d'encens, et un bol d'eau, j’en ai reçu l'explication
    - La bougie c'est la lumière vivante, l'encens purifie l'air et l'eau est le véhicule de l'invisible.
    Je la crois sur parole.
    Avant de demander à quelle question les cartes doivent répondre, Mina prévient toujours avec les mêmes mots:
    - Rien n'est écrit, la vie s'inspire de la vie. Le futur n'est que l'effet du présent.
    Cela dit, je me souviens l'avoir entendue annoncer à Marijo une grande peine liée à un homme plus âgé juste avant que son père ne meure dans un accident de voiture. L'incommensurable chagrin de Marijo m'a laissée perplexe.
    Elle aussi est devenue mon amie.
    Elle est serveuse et change de bar presque chaque mois, souvent à cause d'histoires avec les patrons ou les clients et la plupart du temps des histoires de mains aux fesses.
    Je possède une grande réserve de questions, Marijo ne s'en pose pas tant :
    - Toi aussi tu crois à la Déesse ?
    - Oh moi ! Je ne sais pas trop à quoi je crois !
    - Tu crois bien en quelque chose quand même ?
    - Bof ! Toi tu devrais arrêter de te prendre la tête, la vie est plus simple que tu ne penses !
    Je veux bien la croire sur parole elle aussi.

    Malgré mon insistance, Mina ne veut pas me lire mon avenir, elle argue qu'à mon âge les cartes ne sont pas encore formées. Elle préfère m’apprendre à jouer au poker. Nous y passons la plupart des après-midi de ce pluvieux printemps. Nous jouons pour des allumettes, avec qui passe par là. Passionnée, Mina analyse ensuite les parties, me donne des indications que je retiens plus facilement que toutes les leçons de ma vie périmée de collégienne. J’ai assimilé qu'il faut sentir ce que les cartes disent, si l'on est dans un cycle favorable ou si ce n'est pas le moment. Et puis essayer de lire le jeu des autres - beaucoup plus difficile. Mina s'en agace quelques fois.
    - Tu n'as pas regardé ! C'était évident que Jo avait une super main, tu n'as pas vu qu'il se taisait ? Tu aurais dû passer !
    Ce sont les seuls moments où je vois Mina si calme s'enflammer. Au poker et lorsqu'elle danse. Nous nous rendons presque tous les soirs à des fêtes où l'on danse. J’ai ainsi visité toutes sortes de maisons, des lofts branchés, des cabanes en bois dans des campagnes perdues, des bars de nuit, des apparts squattés, des cafés associatifs, des villas détournées. Musique, alcool, et tout le reste. Nous sommes même allées au mariage d'une Catherine et d'un Paul, j’ai eu l'impression d'assister à l'union de deux soleils, on se serait cru dans un conte de fées, même les engueulades de fin de soirée avaient l'air d'une blague. Je finis par croire que le monde est uniquement composé de doux dingues aux looks extravagants - en quête de vérité.

    Aucun jour ne ressemble à un autre mais je dois suivre le règlement de Mina, bien qu’il me paraisse parfois curieux :
    - Pas de pétard le mercredi.
    - Pourquoi ?
    - Pourquoi pas ?
    Les deux refrains de Mina : La Déesse et pourquoi pas ? Je ne bronche pas, ne m'étonne de rien, me rend légère – Leila : la squatteuse idéale.
    Je ne me pose plus certaines questions, je ne me prends pas autant la tête que le pense Marijo, je suis le mouvement. Les gestes de Mina concentrent l'espace autour d'elle, mais le mouvement général de Mina, large et généreux, semble englober la Terre entière et ses alentours. Je m'y sens à l'abri.

     

    14. La porte au plafond


    Franz maigrit à vue d'œil. A chacune de ses visites il donne l'impression d'avoir perdu un peu plus de consistance. Il n'a plus jamais dormi avec Mina.
    Il apporte toujours quelque chose, une bouteille, une boulette, un livre… Un jour il fait cadeau à Mina d'un tableau qu'il vient de terminer. Un homme nu, longiligne, seul, les mains devant le sexe, les épaules rentrées, petite silhouette au milieu d'un décor uniformément bleu. Mina ne sait pas si elle l'aime vraiment ni où l'accrocher. Il ne plait pas du tout à Marijo, Coco donne son avis :
    - Notre habile escogriffe cultive une blessure qu'il ne nous appartient pas de guérir, nous ne sommes qu'immobiles témoins dans cette affaire-là. Que la gente féminine gardienne de la vie, si soyeusement représentée en ces lieux, pardonne à l'homme aux poings serrés son ineffable impuissance au bonheur. Tu devrais accrocher ce tableau à l'entrée, non, mieux, à la sortie !
    Mina et Marijo haussent les épaules d'un bel ensemble. J’ai aimé le tableau dans un premier élan, ensuite il m’a fait peur.
    - Méfie-toi de la première impression, dit Mina, c'est la bonne.
    Finalement il restera posé dans l'entrée.
    A sa visite suivante Franz apporte une bouteille d'absinthe, il ne fait aucun commentaire sur sa peinture par terre près de la porte.
    Ce soir-là il parle de ses voyages et je pars avec lui.
    Je séjourne dans un ashram du Kérala, manque de mourir assise à l'arrière d'un camion roulant comme un dératé sur un sentier des montagnes du Kashmir.
    Malheureusement il n'est jamais allé au Bhoutan.
    Raconter ses voyages est la seule chose capable de rendre Franz vivant, il traverse en égaré le reste du temps. Coco essaye de le secouer mais c'est peine perdue, Franz est devenu sourd. Sa vérité est que personne ne le comprend.
    - C'est à toi de te rendre compréhensible.
    - Mais enfin Mina, tu ne vois rien autour de toi, tu ne vois pas ce qui se passe ? Tu crois encore que l'homme est bon, compatissant et plein de compréhension pour son prochain ? Vraiment ?
    Elle tente, chaque fois, de lui faire prendre conscience qu'il se perd, mais il cherche seulement le moyen de payer sa prochaine dose.
    - Tu ne veux pas l'acheter, ce tableau ?
    - Je croyais que c'était un cadeau !
    - Oui, bien sûr, mais tu vois je suis un peu à sec en ce moment…
    - Reprend-le si tu veux le vendre.
    Mais Franz ne reprend pas son tableau et quand il revient il essaye à nouveau :
    - Tu ne veux pas l'acheter ?
    Dans les bribes de ses conversations, nous comprenons qu'il a vendu tout son matériel de peinture et que ce tableau est le dernier qu'il a peint.
    Un jour je vois Mina glisser discrètement quelques billets dans la poche du blouson de Franz, le pressant de manger. Elle ne se fait aucune illusion sur la façon dont il emploiera cet argent mais ne peut laisser un ami manquer de quoi se nourrir. Chaque visite de Franz nous convainc davantage d'une issue dramatique. Franz en a lui-même de fulgurantes intuitions :
    - Tu sais, je brûle de l'intérieur…
    Ses propos deviennent de plus en plus énigmatiques.
    - Tu vois Mina, ce qu'il faudrait que je fasse c'est ouvrir cette porte.
    - Quelle porte ?
    - Cette porte là, chez moi, dans l'atelier, il y a une porte murée au plafond.
    Mina et Marijo se regardent.
    - Tu devrais laisser cette porte tranquille Franz !

    15. Epaules et cuisses


    Tous les hommes aiment Mina, Coco aussi. Coco surtout. Il est trop vieux pour moi mais il me plait bien. N’y tenant plus, un jour je demande à Mina pourquoi elle dort avec tout un tas de garçons et jamais avec Coco.
    - J'en sais rien ! Ça ne se fait pas, c'est tout.
    - Tu l'aimes ?
    - Qu'est ce que tu vas chercher !
    Aïe. Je déteste, je ne veux pas entendre mon père, et surtout pas dans la bouche de Mina. C'est peut-être la phrase que j’ai le plus entendue de toute ma vie, je sais très bien ce qu'elle veut dire :
    - En tout cas ne va pas chercher plus loin !
    Chez mon père c'était une menace et elle ne m'arrêtait pas. Chez Mina c'est une prière, je vais m’occuper de la musique.

    Un jour Coco m’offre un capteur de rêves.
    - Je vois à ton visage, ô opaline ingénue, que de vilains rêves viennent hanter tes nuits innocentes. J'ai trouvé cet exorcisme dans une tentative de rangement de mon capharnaüm ésotérique. J'ai pensé qu'il te servirait davantage qu'à mon humble personne qui rejoint les bras de Morphée avec l'âme paisible d'un bourgeois et chaque jour un peu plus de délice.
    Mina a l’air contrariée, je suis Marijo dans la cuisine :
    - Qu'est-ce qu'elle a Mina ?
    - Les nerfs !
    - Pourquoi ?
    - Devine !
    Mina la clairvoyante est la seule à ne pas se rendre compte de son propre sentiment pour Coco. Pourtant lui ne se cache pas …
    - Astre des mes nuits et de mes jours, j'ai rêvé que le ciel s'ouvrait et que tu descendais à moi dans un puits de lumière. Eblouissante, tu tendais vers moi ton poing fermé puis tu ouvrais la main et m'offrait ton cœur palpitant.
    Mina rit comme s'il plaisantait ! Marijo a sa théorie, elle me l'expose :
    - Je crois qu'elle l'aime trop pour faire l'amour avec lui.
    - Ah bon ! Ça existe ça ?
    - Oui, dans l'inconscient.
    - Ah bon ! Et alors ?
    - Alors quoi ?
    - Alors qu'est ce que ça va donner ?
    - On n'en sait rien de ce que ça va donner. En plus on s'en fout, tu te prends trop la tête ! Tu ferais mieux de faire un peu l'amour, toi aussi.

    Dans le monde de Mina, il n'y a pas de hasard, il suffit de le dire ! Le soir même Bertrand fait son apparition. Trop de gens passent dans l’appartement pour que je retienne tous les noms, je confonds même les visages parfois, mais j’ai tout de suite remarqué le bel ange berbère.
    Pour certains amis de Mina je suis transparente, telle la gentille petite sœur posée dans un coin. Pour Mina aussi je suis parfois invisible, quand elle a choisi le type qui va dormir dans son lit, elle ne voit plus que lui. Le temps d'une soirée…
    Je ne suis pas du tout invisible pour Bertrand, nos yeux se croisent et peinent à se lâcher. Je ne peux m'empêcher de le regarder, et cela avive un vent chaud dans mon ventre et mon cerveau - bien plus fort que les joints. Je me souviens avoir entendu Mina et Marijo dire que les histoires d'amour devraient s'arrêter aux premiers regards. Je ne suis pas d'accord avec elles, mais je le trouve si beau que je n’aurais jamais osé lui parler, la chaleur monte à mes joues quand il s'avance vers moi. Si Catherine me voyait ! Et surtout si elle le voyait! Et il vient me parler !

    Bertrand a vingt-cinq ans, j’en avoue dix-huit, je ne veut pas l'effrayer. Il a une voix grave qui enveloppe, dans laquelle on voudrait se nicher et ne plus bouger. Nous bavardons à propos des bijoux en cuir qu'il fabrique et vend l'été sur les plages, il fait le clown. J’ai le malheur de lui dire que je n'ai jamais vu la mer. Il me regarde comme un phénomène et, juste au moment où le disque de Jefferson Starship s'arrête, il s'exclame si bien que tous les regards se tournent vers nous :
    - Tu n'as jamais vu la mer !!!
    Et la terre ne s'ouvre pas, malgré mon souhait, je n’échapperai pas à tous ces yeux braqués sur moi. Cela engendre une discussion générale, débouchant sur une décision qui ravit tout le monde :
    - Un trip à la mer !

    Nous partons le soir même. Coco au volant de la 2CV, Mina à côté de lui, Marijo, Bertrand et moi derrière. Jean-Marc et Magali nous précédent en moto, cinq autres en 4L. J’aimerai toujours rouler dans la nuit, j’aime être partie, beaucoup moins arriver.
    Les joints enfument la voiture, quelqu'un a emporté un lecteur cassettes au son pourri. Nous nous arrêtons souvent, juste pour le plaisir, respirer un paysage, même si nous n’y voyons rien. Aérer la 2CV aussi.
    Nous arrivons à l'aube. Nous garons la voiture, retrouvons Jean-Marc, Magali, et les autres puis nous dirigeons vers la plage.
    Tous me regardent regarder la mer.

    Après une nuit à rouler dans une voiture pleine d'aimables grandes personnes, à parler, rire, à chanter, épaule et cuisse contre épaule et cuisse d'un garçon qui vous plaît, vous vous retrouvez pour la première fois de votre vie devant la mer au lever du soleil.
    Que voulez-vous en dire ?
    Leila se tait.

     

    16. Epaules et cuisses

     

    Nous nous étions pris la main dans la voiture, nous savions. Rien que le contact du bout de ses doigts déclenchait une vague lumineuse sur toute ma peau. Nous le faisons sur le sable derrière des rochers.

    Je ris. Je n’oublierai jamais ce premier rire. Je m’aperçois que je n’avais jamais encore fait l'amour, et cela me fait rire. Je n'en reviens pas que ce soit si simple, si bon, gratuit pour tout le monde. Nous recommençons et je ris à nouveau. Il réveille chaque endroit qu’il touche, joue une partition avec mon corps que je ne reconnais pas. Je suis en train de naitre entre les bras d’un homme aux gestes doux, je comprendrai plus tard qu’il s’agit d’un amant attentif. Pour l’heure je me demande d’où lui vient cette science. Il me regarde, ses grands yeux noirs commencent à sourire puis il rit avec moi.
    - C'est la première fois que je vois une femme rire quand elle jouit.
    Je n'ose pas le dire :
    - C'est la première fois que je jouis…

    Un temps pour marcher, un temps pour pleurer, un temps pour rire. Ça vient de mon ventre heureux, je sens tout mon corps, chaque centimètre de ma peau et cet homme tendre qui fait partie de moi. Il ouvre de vastes horizons et la case fou rire dans ma tête.
    Nous passons la journée à la mer, assis sur la plage avec la ronde des joints. Un petit groupe chante des ballades naïves autour d'une guitare qui a également fait le voyage, Jean-Marc et Magali lisent allongés sur le sable, Coco, Marijo et Mina discutent avec Nadia et Christine les mérites comparés des différentes façons de marcher Pieds nus sur la terre sacrée. Bertrand et moi nous éclipsons régulièrement, pour rire ensemble.
    Epuisés, nous désertons le voyage retour, endormis - épaules et cuisses liées.

    - T'as l'air en forme Leila !
    - Oui, t'as bonne mine !
    Mina et Marijo se moquent de moi.
    Evidemment, je ne fais que penser à Bertrand.
    Nous nous sommes juste dits à bientôt, il y a déjà deux jours. Je suis à l'affût chaque fois que j'entends le grincement de la porte d'entrée. Et je perds ma bonne mine à mesure que la porte s'ouvre sans que ce ne soit jamais Bertrand.
    Marijo tente de me rassurer.
    - Peut-être qu'il travaille !
    - 24h sur 24 ?
    Mina essaye de me distraire. J'ai les sens, y compris celui de la chance, aiguisés comme des armes de combat. Je termine toutes les parties de poker avec d'impressionnants tas d'allumettes devant moi.
    Je ne voudrais pas l'attendre mais toutes mes pensées reviennent vers lui, à cause de mon corps avide de rire.

    Il finit par ouvrir cette porte et tout redevient simple. Son sourire balaye ces longues heures tristes où ma peau ne semblait plus la mienne. Il dort avec moi dans mon petit lit de salon, nous sommes obligés de nous serrer. Au réveil, je suis une autre, une heureuse autre. Je ne sais que faire de ce bouleversement, ce besoin de me coller à lui, de le sentir, le voir, le toucher. Et cette marée qui déborde de mon cœur, j'ai peur qu'elle me noie. Jusque là je n'avais rencontré que des garçons, c'est un homme qui prend ma tête entre ses mains et pose un long baiser sur ma bouche. Je n'ai plus peur de rien.

    Il doit partir au Maroc chercher du cuir et du shit. On parle de voyages, je m'y connais, le Bhoutan ou le Taj Mahal je ne sais pas encore quelle sera ma première destination. Bertrand suggère que je n'ai qu'à faire les deux. Nous sortons un atlas de la bibliothèque de Mina et dessinons l'itinéraire : nous débarquons à New Delhi, allons visiter le Taj Mahal, ensuite nous nous dirigeons vers le Népal, passons par Katmandou, puis Darjeeling, nous nous arrêtons boire un thé, et reprenons la route de Kalimpong pour nous faufiler au Bhoutan.

    En réalité Bertrand part le soir même avec un ami, dans une Peugeot qu'ils vendront du côté d'Agadir. Ils ont prévu un trip au Sahara, ils partent pour trois mois.
    Une boule dans ma gorge.
    - Si tu bouges laisse ton adresse à Mina.
    Je réponds un petit oui piteux, il m'embrasse et il est parti.

    C'est beaucoup moins drôle tout à coup. Assommée, je reste bloquée devant la porte par laquelle il a disparu si brutalement.
    Jusqu'à ce que Mina et Marijo me secouent :
    - Viens, on va à une fête chez des amis de Johnnie.

    17. Le degré d'innocence


    Les employés du Seita sont en grève, nous galérons pour trouver des cigarettes avant de nous rendre à cette fête. Mina et Marijo pestent, moi je prends plaisir à sillonner la ville à la recherche de notre dose comme lorsque je traînais avec les junkies. Marcher m'empêche de penser à Bertrand. Enfin pas exactement, j'y pense, mais le mouvement de mes jambes accélère celui de ma pensée. Il l'empêche de s'appesantir sur le désarroi de me retrouver si seule dans mon corps désœuvré.
    J'en arrive à la conclusion qu'il faut ranger Bertrand dans la case-à-fantômes, celle des pensées qui sommeillent, cependant prêtes à apparaitre à la moindre convocation. Le souvenir de Bertrand se débat pour rester heureux mais il commence à sombrer dans le sentiment d'abandon. Alors je marche, vers la pensée de cette fête, de l'étourdissement.
    Mina et Marijo ont inventé un jeu qui les divertit bruyamment :
    - A une lettre près les vieux sucent les fraises !
    - A une lettre près la chenille devient pavillon!
    - A une lettre près nous portons des bisous en argent !
    - A une lettre près les pommes ont des bites !
    - A une lettre près, les femmes accouchent dans la douceur …
    Je cherche désespérément à entrer dans le jeu, à montrer l'acuité de mon esprit. Désespérément.

    La fête a lieu dans une communauté de chevelus défoncés à l'acide. Je n'ai pas voulu en prendre mais il circule une herbe africaine presque aussi forte qu'un trip. L'ambiance est cool, bonne musique et belles personnes. Mina danse, entourée de sa cour habituelle, elle n'a pas encore choisi celui avec qui elle passera la nuit, Marijo sauve de l'anonymat un barbu glamour par une bouche à bouche forcené, nous avons retrouvé Coco qui poétise au bar. Je me rapproche d'un groupe de babas qui ont l'air d'avoir mon âge (les dix-huit, pas les quinze), mais leur conversation me fait fuir.
    Je peux discuter pendant des heures des qualités émérites des huiles et pollens divers mais pas ceux du Maroc. Je ne veux pas entendre parler du Maroc. En réalité je n'ai pas envie d'entendre parler du tout. Je me cale dans un fauteuil en cuir, défoncé lui aussi, et observe le monde. De temps en temps j'intercepte un pétard, je ne me sens ni bien ni mal, un ou deux types tentent de faire connaissance :
    - Excuse moi, je ne suis pas réceptive…
    C'est Mina qui m'a appris :
    - Il suffit souvent de dire la vérité.
    J'avais beaucoup ri en pensant à quelques répliques que j'avais eu certainement tort de garder pour moi :
    - Excuse-moi mais tu pues de la gueule !
    - Excuse-moi mais je te trouve un peu con !
    - Excuse-moi papa, je ne peux pas suivre ton exemple parce que tu n'es pas heureux.
    Il suffit de dire la vérité. Y'a qu'à. Ce n'est pas si simple, je n'ai même pas dit à Bertrand que je voulais le revoir. Et lui n'a rien dit non plus.
    Je me repasse au ralenti chaque instant avec lui, ce qui a été fait, ce qui a été dit. Je n'y trouve aucune parole rassurante, je me demande si le doux souvenir des gestes tiendra trois mois.

    Quand ils arrivent, je ne reconnais personne, je vois juste débarquer une bande venue ravitailler nos hôtes en produits illicites. Je remarque une fille que je trouve très jolie avec ses mèches rouges, sa minijupe en cuir noir, son perfecto rose. Son visage un peu ravagé me dit quelque chose mais je ne la reconnais que lorsqu'elle fonce sur moi :
    - Leila !
    - Pati !
    - Pourquoi t'as disparue ?
    - C'est toi qui as disparue Pati !
    - Je suis revenue trois jours après et tu n'étais plus là ! Philippe m'a dit que tu t'étais tirée !
    Elle a parlé de Philippe avec un geste du menton en direction des trois types qui l'accompagnent et je m'aperçois qu'ils sont tous là, le lascar du squat y compris. Instinctivement je me lève et le cherche du regard. Il semble prendre cela pour une invitation, il s'approche, nonchalant, avec une grimace qui doit être un sourire :
    - Salut Leila ! Ça va ?
    C'est venu de loin. C'est venu du fond des âges, sans sommation, une force soudaine, la peur transformée en colère, aussi puissante. La face grimaçante se prend un ferme coup de genou, dans les parties - comme on dit.

    Il est allongé par terre, geignant. Un cercle se forme autour de lui, des gens s'en occupent, dont une fille avec un nez de clown qui est parait-il infirmière. Je me retrouve en dehors du cercle, hébétée. Coco s'avance vers moi, je ne comprends rien à ce qu'il me dit :
    - Je ne sais pas de quelle façon t'a offensée cet homme, désormais incertain, qui gît à tes pieds, jeune guerrière. Mais j'ai ouï dire qu'une rencontre avec les autorités ne te serait pas favorable. S'il te grée un conseil d'ami, il me semble judicieux de quitter cet antre machiavélique pour des cieux plus cléments. On ne sait jamais…
    Pragmatique, Mina fonce vers moi et me prend la main:
    - Viens, on s'en va !
    Je la suis sans réfléchir.

    La lune s'est levée, pleine évidemment, blanche, lumineuse, parfaitement ronde. Elle se découpe à l'horizon de la rue, effaçant toutes les étoiles autour d'elle.
    - On dirait le jour dans la nuit.
    - Oui c'est un peu ça. Visiblement pas ton meilleur ami, je pense avoir compris qui était ce type.
    - Tu crois que j'ai déconné ?
    - Je n'ai pas à juger. La Déesse elle-même ne juge pas. C'est bien le type auquel je pense ?
    - Oui.
    - Ça a du te faire du bien.
    - Je ne sais pas.
    - Tu regrettes ?
    - Non.
    - Tu es la seule à pouvoir mesurer ton degré d'innocence.
    - Comment ça ?
    - Tu verras bien comment tu dormiras.

    Nous nous tenons serrées, marchant à grands pas. Nous nous arrêtons, essoufflées, sur un banc de trottoir. Mina se lève pour aller demander l'heure à un type qui passe de l'autre côté de la rue. Je me demande ce qu'il ressent quand il voit cette belle femme rousse, habillée de velours émeraude, tintinante de bijoux, arriver vers lui sur fond de pleine lune. Mina sourit en revenant vers moi.
    - Il est 1h du mat, il n'est pas trop tard, je t'emmène.
    - Où ça ?
    - Tu verras.
    - Non, je veux savoir où !
    - Dis donc, t'as pris de la graine !
    Je vois arriver le sourire de Mina la mystérieuse.
    - C'est un endroit où l'on peut gagner de l'argent, beaucoup d'argent !
    - En faisant quoi ?
    - Quelque chose que tu sais bien faire…
    Elle me fait peur,
    - Ne t'inquiète pas, c'est un endroit d'où tu pars quand tu veux. Mais je suis prête à parier que tu resteras.

     

     
    Partie II

    Le retour des règles

     

    18. Changement de programme

    Quelle heure peut-il être ? Il fait si noir, impossible de le deviner. Je viens d'ouvrir les yeux et je ne comprends pas où je me trouve, un mélange de sentiments, un décor familier et étrange à la fois. Tout me revient tout à coup.
    La dernière image de Mina, son regard, son haussement d'épaule. Elle a trouvé la force de sourire, j’ai essayé aussi mais je crois n’avoir réussi qu’à esquisser une pauvre grimace.
    Je sais que les volets sont hermétiquement clos, c'est comme ça ici. L'isolement est une tactique de guerre. Je me souviens que Mina ne fermait jamais ses volets.
    Je reconnais l'odeur des détergents, même les draps sentent l'eau de javel.

    Je me rappelle.
    Le départ de la fête. Oui, je m’en souviens bien, je lui ai putain éclaté les couilles ! comme dirait Catherine. La fuite dans la ville sous la lune pleine, que c'était bon de marcher avec Mina ! L'entrée de l'immeuble dans le quartier rupin, le sol en carreaux noirs et blancs, les immenses miroirs, l'ascenseur silencieux, le grand mystère de Mina. La porte, la sonnette, l'entrée et sa moquette claire, épaisse. Les trois pas dans l'appartement et l'interception par le grand type en costard. Le cri de Mina :
    - Leila ! Les flics !

    J’ai eu le bon réflexe : partir en courant, dévaler l'escalier. Empêtrée dans mes jupons, j’ai eu le temps de me dire que j’allais me remettre aux jeans, et puis les deux types ont barré le passage en bas, les menottes.
    La voiture des flics, juste eu le temps d'apercevoir Mina, juste le temps d'attraper son regard, un haussement d'épaule et la douceur de son sourire, j’aurais tellement aimé le lui rendre. Un des flics a posé la main sur la tête de Mina tandis qu'elle montait dans une voiture, on m’obligeait à monter dans une autre avec, moi aussi, une main qui m’obligeait à baisser la tête. Deux gars en costumes et chemises blanches, menottés également étaient embarqués dans le panier à salade.
    Pendant qu'on roulait un des deux flics qui m’entouraient a fouillé mon sac. Il a trouvé ma carte d'identité.
    - Changement de programme les gars, on emmène la demoiselle aux mineurs !
    Les deux autres se sont retournés pour me regarder, c'est idiot mais cela m’a fait tellement de bien de leur tirer la langue.

    Ils sont arrivés au petit matin, serrés l'un contre l'autre je ne les avais jamais vus ainsi, ils avaient vieilli de dix ans. Ils m'ont ramenée à la maison.
    J’avais oublié comme c'était sinistre de se réveiller dans le noir et l'odeur des détergents. J'avais oublié le son étouffant de cette radio toujours allumée.

    2 juin 1975. Le Smig passe de 6,95 F à 7,12F
    La belle vie pour les prolétaires.

    J’ai l'impression d'être malade, mon entourage est attentionné comme si j’allais mourir. Les voisins viennent me voir, ils apportent des gâteaux. Je n’ai pas faim. Tout le monde me sourit. Bêtement.
    Je suis désolée qu'ils aient tant souffert mais je ne regrette pas une seconde d'être partie. Ils cherchent encore à me vendre leurs rêves étriqués. On m’affirme que lorsque j’aurai mon bac je pourrai prendre une chambre dans une ville universitaire. On me suggère que quatre ans ce n'est rien, que je dois doit prendre garde à ne pas faire des choses que je regretterai toute ma vie.
    Je n’ai aucune idée de ce que veut dire toute ma vie.

    10 juin. Les prostituées lyonnaises occupent une église.
    Va-t-il enfin descendre de sa croix ?

    Je suis déphasée. Je ne suis plus la même, je m'ennuie dans la vie de la Leila qui habite ici.
    Je n’ai pas bougé quand ma mère a voulu me passer Catherine au téléphone.
    - Veux voir personne.
    Il me faut du temps, le temps de comprendre ce que je fais là, les repas à la minute près, le silence morne.
    Je reste dans ma chambre, désœuvrée, assise sur mon lit. Ma mère tente de comprendre elle aussi, elle voudrait savoir ce que j’ai fait tout ce temps. Pendant qu'elle se rongeait.
    - Je t'ai toujours vu te ronger, maman.
    Parfois elle envoie le père, il est embarrassé. Il n'ose pas gueuler, les voisins ne lui pardonneraient pas, il voudrait être doux, ne sait pas comment s'y prendre. C'est moi qui le rassure :
    - T'inquiètes pas, ça va aller.
    On peut toujours le dire. Ça ira de toute façon. Le seul souci est où ?

    19. Les volets clos


    13 juin. Les militants du Larzac s'enchaînent aux grilles du ministère des armées.
    Et à quoi sont enchaînés les militaires ?

    Je ne suis même pas sûre de penser. Je suis assise sur mon lit et les jours passent. Je me demande si je vais m'éteindre tout à fait, non pas mourir, je me doute bien qu'on ne meurt pas si facilement. Non, juste rester là, assise sur mon lit, toute ma vie.

    Ma mère fait chaque soir la tournée de toutes les pièces de la maison pour fermer les volets. Ce soir je les ouvre derrière elle. Elle me regarde comme si j’allais assassiner le pape mais ne dit rien. C'est ainsi, mes parents me regardent et ne disent rien, j’agis pareillement. Je cherche un mot pour qualifier l'ambiance que cela donne, pas folichonne en tout cas.
    J’évite de penser à Mina, à Coco et toute la bande. Vu où je me trouve maintenant, j’ai l'impression d'avoir visité la quatrième dimension et que l'on a effacé de ma mémoire la porte d'entrée.
    Je ne réalise pas que j’habite là.
    Je repeins en mauve le papier à grosses fleurs orange. Je suis sortie acheter le matériel nécessaire, on dirait que j’ai attrapé quelque chose de contagieux, ou alors je suis devenue célèbre, personne n'ose me regarder mais je sens tous ces yeux sur moi. J’en avais pris l'habitude avec Mina, autant être soi-même … Un instant j’ai la tentation de me retourner et de faire bouh! La première fois que je ris à nouveau - toute seule.
    J’ai fait les choses comme il faut, j’ai posé des journaux partout sur le sol. Ma mère la ménagère n'en croit pas ses yeux. A cause des odeurs de peinture je dois dormir avec la fenêtre ouverte en plus des volets. Je pressens le début d'un court-circuit dans le cerveau parental mais ils n'ont rien dit. C'est peut-être une bonne solution, je fais ce que je veux et ils ne disent rien. Ils n'ont rien à craindre, comme ils peuvent le constater je pense aux journaux sur le sol.

    Personne ne tient si longtemps dans le désert.
    Ma mère pleure souvent, je suis loin pourtant de lui vouloir du mal.
    - Tu fais pleurer ta mère !
    - Elle n'est pas obligée.
    - Tu n'as pas de cœur !
    - Vous n'avez pas dû savoir le fabriquer.

    Je me sens mieux dans mes murs mauves. Au marché j’achète une tenture indienne représentant l'arbre de vie. Ma mère la couturière se fait prier, le tissu trop fin, les coutures pas assez solides. Le vendeur, un beau garçon aux yeux clairs d'une vingtaine d'années, m’offre des bâtonnets d'encens. Il a vu juste, j’ai besoin de purifier mon air. Bertrand doit être en train de vendre ses bijoux en cuir marocain au bord de l'océan. Je me tourne vers ma mère
    - J'ai vu la mer !
    Elle me regarde comme si elle cherchait à la voir dans mes yeux.
    - Tu l'as déjà vue toi, la mer ?
    - Non, mais on sait à quoi elle ressemble.
    - L'image de la mer n'est pas la mer.
    Je m’interroge sur ce qu'aurait pensé Freud de cette dernière phrase. Mais je n’ai jamais lu Freud.

    10 juillet. Le collège unique.
    Tous égaux ou tous pareils ?

    Cet après-midi je rends visite à Catherine. Gênées, toutes les deux.
    - Merde, t'aurais quand même pu m'écrire !
    - Je n'y ai pas pensé.
    - Putain, je ne t'ai pas manqué ?
    - Si, souvent.
    Ce n'est pas facile à dire, je trouve des mots mais la vérité apparait trop grande pour eux. Je raconte en gros, et me demande si les voyageurs s'arrangent aussi avec la vie pour la rendre plus crédible.
    Je finis par douter de l’existence de Mina. Et Bertrand? Et mon ventre rieur ? On dirait une histoire inventée.
    Catherine reste songeuse. Par moment elle me regarde comme si elle me voyait pour la première fois.
    - Je n'aime pas quand tu me regardes comme ça !
    - Merde, tu vas repartir ?
    Je sens mes joues s’empourprer. Un grand coup de chaud. Catherine pense que je veux garder le secret sur mes projets mais ce n'est pas cela du tout, je réalise brusquement que je suis si abasourdie de me retrouver là, étrangère, en voyage dans ma vie d'avant (la chambre géométrique de Catherine, orange et blanche, me semble elle aussi tellement exotique), que je n'ai pas pensé un seul instant que je pouvais repartir.
    Ils arrivent à rétrécir même mes pensées.

    Je ne sais pas comment parler de Bertrand, alors je n'en parle pas. Je ne suis pas fière de ce que m’apprend Catherine, tous les élèves de ma classe interrogés, les professeurs et les voisins inquiétés, mes parents effondrés. A force de fouiner les flics ont appris que je fumais, ils ont arrêté le type à qui nous achetions le shit, je ne sais plus où me mettre. Catherine a reçu chaque semaine la visite des gendarmes au cas où elle aurait des nouvelles.
    - Merde, tu vois, finalement t'as bien fait de ne pas écrire!
    - L'intuition féminine !
    Catherine rit, cela éveille chez moi une surprenante colère.
    - Faut pas rire avec ça.
    Catherine me dévisage :
    - Putain, qu'est ce qui t'arrive ?
    Je n’en sais rien moi-même mais j’ai eu l’insupportable sentiment que Catherine se moquait de Mina, comment lui expliquer ?
    - Non rien, laisse tomber !
    - On rigole plus ?
    - Si, excuse-moi, je ne sais pas ce que j'ai, je suis un peu sur les nerfs…
    - T'as tes règles ?
    - Non, non, j'ai beaucoup vieilli tu sais, je suis ménopausée maintenant.
    Catherine attrape un de ses fameux fous rires et je me laisse contaminer avec délice. Même si je ris jaune, je voudrait bien les voir revenir, ces fameuses règles. Et oublier cet anniversaire.
    Catherine déniche une boulette laissée par son dernier copain. Nous rigolons des vaches-qui-rient, j’ai introduit le sujet, de l'intuition féminine aussi - finalement.

    Le plus dur est de rentrer à la maison à l'heure du dîner et se retrouver dans un mauvais film, les voir tous les deux à table face à face, muets. Personne ne serait surpris que l'un se lève brusquement et assassine l'autre sauvagement, il ne manque que la musique funèbre, mais je l'entends dans ma tête.
    Je prétexte avoir déjà mangé et me réfugie dans ma chambre. Catherine m’a prêté le dernier disque des Stones.
    Entre mes murs mauves, planant doucement à contempler l'arbre de vie, It's Only Rock'n Roll en bande son, je me sens quand même un peu chez moi.

    20. Sur la route


    Mi-juillet
    C'est l'été

    Mais je n'arrive pas à me réchauffer.
    Je retourne au marché avec Catherine.
    Jean-Claude, le vendeur de tentures indiennes, nous invite à venir avec lui à une grande manif pour une bonne cause qui sonne à mes oreilles comme un sésame vers mon pays :
    - Ouais, on sera des milliers et on va sauver notre territoire ! Ils ne l'auront pas ! Gardarem lou Larzac !
    Je mets plus de temps à convaincre Catherine que mes parents, heureusement que Jean-Claude lui plait. Il lui offre de l'encens, Catherine frétille, je me tais.

    25 juillet. Naissance d'un bébé éprouvette.
    Et combien de bébés éprouvés ?

    Nous nous sommes mises d'accord pour raconter que Jean-Claude et sa sœur Véronique nous invitent quelques jours dans la ferme familiale en Ardèche. Mes parents tiennent à rencontrer ces nouveaux amis.
    Jean-Claude avec ses longs cheveux, son sarouel et sa chemise indienne, Véronique en sari rose et or, un point rouge sur le front, tous les deux assis autour de la table en formica jaune de la cuisine, je me régale de l'image. A part moi, personne ne semble remarquer les constants haussements de sourcils de ma mère la sourcilleuse.
    Il y a aussi une réunion avec les parents de Catherine, ma mère la cuisinière a fait son célèbre cake aux olives. Catherine et moi n’avons pas eu le droit d'assister à la conversation mais les parents ne se méfient pas du petit frère, il nous rapporte leurs craintes, la drogue avant tout.
    - On a intérêt à la faire clean jusqu'au départ.
    - Oui, surtout toi. Putain, t'es sûre que c'est sa sœur à Jean-Claude ?
    - Qu'est ce que tu vas chercher ?
    Catherine est mal à l'aise, c'est la première fois qu'elle ment autant à ses parents.
    - T'as peur de commettre un péché ? Tu penses que tu vas finir en enfer ?
    - Merde, arrête tes conneries !
    - On a le droit de mentir pour sa liberté, on a tous les droits pour sa liberté, ce qu'ils nous font est violent. Etre libre c'est un art ! Le plan c'est d'aller à une super fête ! On n'est plus des guerrières ?
    - Si, si ! Ça va ! Je vais putain d'assurer, je sais mentir, ça va ! Tu verras, ils ne sauront pas si c'est de l'art ou du cochon …
    Je range tout de même dans ma case matière-à-réflexion la notion du mensonge. Et puis je la retire aussitôt parce que me revient ce qu'a dit Mina, cela règle la question, je le répète à Catherine :
    - Tu es seul juge de ton degré d'innocence.
    Catherine me fait ses gros yeux
    - Merde, je ne te suis pas.
    - C'est toi qui sais le mal que tu fais aux mouches.
    - C'est vachement plus clair !
    Exactement ce que j’apprécie avec Catherine, comme avec Mina et Marijo, je rigole.
    Mes parents ne rigolent pas. Sauf quand ils reçoivent des invités et qu'ils ont partagé l'apéritif, le vin, les digestifs. Il arrive même que mon père sorte quelques bonnes blagues, comme celle du Schtroumpf qui court, tombe, et se fait un bleu. Cette blague ne fait rire que mon père et moi, ma mère et les invités en général sourient poliment.
    Depuis le temps que j’habite avec eux, je peux calculer quelques statistiques, disons que mes parents reçoivent en moyenne deux ou trois fois par an.
    Cela donne peu d'occasions de rire.

    La galère a commencé dès le départ. Le plan initial supposait que Jean-Claude et Véronique nous emmènent avec eux au Larzac dans leur 4L. Au dernier moment ils embarquent trois chevelus descendus de la montagne avec une belle réserve d'herbe, il n'y a plus de place pour nous. Catherine s'inquiète.
    - Merde. Qu'est-ce qu'on fait ?
    - Devine !

    Deux jeunes filles sur le bord de la route n'attendent pas longtemps. La première voiture s'arrête, je prie pour que ce ne soit pas une connaissance de nos parents. C'est heureusement un couple d'inconnus, des bourgeois en pleine bonne action. Costume pour lui, chemisier à col cravate synthétique et géométrique pour elle, le même motif que la tapisserie de la chambre de Catherine. Et que font deux jeunes filles seules à faire du stop ? Et comment vont les études ? Et que veulent-elles faire plus tard ? Et tout le baratin. On s'amuse, le but est qu'ils nous emmènent le plus loin possible alors on leur sert une soupe qui nous aurait presque fait pleurer nous-mêmes. Figurez vous que nous sommes sœurs et allons rejoindre notre père dans une ferme du Larzac car nous fuyons le nouveau mari de maman qui nous bat et même pire. Oui, bien sûr avec cette nouvelle loi facilitant le divorce il ne fallait pas s'attendre à autre chose, et puis oui évidemment qu'une fois en sécurité nous avertirons la police, l'assistante sociale, même les pompiers s'il le faut. Voilà comment nous arrivons à la moitié du chemin. Les bourgeois ont un grand avantage sur les prolétaires, leurs voitures fendent le vent. Un peu trop d'ailleurs, à l'arrière de la DS fonçant au moins à 120 km/h j’ai mal au cœur et Catherine le teint verdâtre.
    Je crains soudain que les bourgeois, se sentant responsables, veuillent nous emmener jusqu’à destination. Mais ils sont attendus pour un raout chez un notaire de village et, malgré toute leur compassion, n'en sont tout de même pas à sacrifier les mondanités.
    - Soyez prudentes mesdemoiselles !
    - Vous aussi !
    Hélas, nous n'arriverons jamais chez notre père.
    Au Larzac, on espère.

     

    21. Sur la route (2)

    La voiture s'arrête dès que nous tendons le pouce, un beauf dans une R10. Une caricature, grosse et suante, qui ne donne pas envie de monter mais va dans la bonne direction.
    J’écoute d'une oreille distraite le type raconter sa vie, Catherine, seule à l'arrière, regarde le paysage. L'air déjà moite de l'habitacle s'épaissit quand il commence à expliquer que sa femme enceinte refuse de baiser et embraye sur les besoins des hommes.
    Je jette un œil à Catherine, elle n'a rien entendu.
    Le type conduit d'une main et se tripote la braguette de l'autre, je fais semblant de ne pas m'en apercevoir. Je calcule les kilomètres, nous avançons.
    Jusqu'à ce que cela tourne mal.
    - Ouvre la boîte à gants !
    - Pourquoi ?
    - Tu verras, ouvre je te dis !
    Je me trouve si idiote de l'avoir fait ! J’y découvre toute une pile de revues pornographique et ne veux surtout pas en savoir plus :
    - Arrêtez-vous! On descend là !
    - Allez fais pas ta Sainte Nitouche !
    - Arrêtez-vous !
    - Regarde, ça te fait pas envie !
    Je deviens hystérique, Catherine s’affole.
    - Arrêtez tout de suite !
    Il ne démord pas :
    - Peut-être que ta copine elle aurait envie d'un câlin elle !
    Catherine pâlit, je panique. Mes pensées en vrille se tournent vers la seule personne qui ne me soit jamais venue en aide, c'est Mina qui me donne la force de regarder le type dans les yeux :
    - Oui et peut-être qu'on peut mourir d'un coup de genoux dans les couilles !
    J’ai du mettre une sacrée conviction dans ma voix car visiblement l'idée le refroidit, il arrête la voiture et nous sortons en trombe.

    Je n'ai pas raconté mon anniversaire des quinze ans ni la suite à Catherine. Mais nous sommes amies, nous nous connaissons autrement. Je vois que je l’ai elle aussi impressionnée, elle comprend que je ne lui ai pas tout dit :
    - T'as déjà mis un coup de genoux dans les couilles d'un mec ?
    - Tous les jours au petit déjeuner !
    Nous sommes larguées au milieu de nulle part, ou plutôt au beau milieu de l'Ardèche ce qui revient au même. Aucune maison, aucun carrefour, en vue, des vallons et des forêts, le paysage est enchanteur mais notre humeur morose.

    Il ne passe aucune voiture pendant la première demi-heure. Enfin, une camionnette ! Elle ne s'arrête pas.
    Il faut dire que nous ne sommes pas très avenantes, échaudées par l'expérience que nous venons de vivre.
    Nous marchons sur le bord de la route sans savoir où nous allons.
    - Putain de galère ! peste Catherine
    - Putain de connard ouais !

    Encore une bonne heure avant que nous entendions le délicieux vacarme d'un moteur de 2CV. Ils sont déjà trois dans la voiture mais ils nous font de la place. Je retrouve ma famille, deux filles avec des fleurs dans les cheveux et un garçon en chapeau haut de forme. La voiture sent l'herbe et le patchouli, nous sommes aux anges. Et tout à fait béates quand nous apprenons qu'ils se rendent au Larzac. Une étape est prévue dans une communauté, il y aura bien sûr de la place pour nous.

     

    22. Dessous de table

       J’ai pris des champignons, mes premiers champignons. Les autres m’ont dit de faire attention mais je ne sens rien. Catherine, pas très rassurée, en a juste mangé quelques uns. Moi je n’ai pas peur, j’en ai pris une bonne dose, de toute façon cela n'a pas l'air de me faire grand-chose.
    J’adore cette maison et tous les gens qui y habitent.
    Marc ressemble à Bertrand, et en plus il est déjà allé au Bhoutan, son frère Pierre revient du Mali, Dominique veut aller vivre en Inde. Et moi, mon plus grand voyage c'est la mer, est-ce que c'est juste ?
    La vie me semble si simple, magique et infiniment colorée. Dommage que ces champignons ne me fassent aucun effet. J’aperçois des lutins dans le jardin, et cours leur parler. J’adore cette maison, tous les gens qui y habitent et leur merveilleux jardin.
    Pierre me rejoint, il met trois jours à voir les lutins alors qu'ils ne se cachent pas du tout, ils me parlent de leur copine la vache-qui-rit, eux aussi l'aiment beaucoup - finalement c'est la copine de tout le monde.
    Je comprends tout de la vie, sous la forme d'un grand éclair blanc qui entre par le sommet de mon crâne et éclaire l'intérieur, rendant toutes les énigmes limpides : naître, vivre, mourir, ce n'est pas si compliqué. Pierre s'en fiche parce qu'il parle avec un caillou, je lui explique la vie mais je me rends bien compte qu'il n'écoute pas.

    Dans une chambre à l'étage Georgette et André font l'amour, on les entend. Georgette rigole, cela me fait plaisir de savoir que je ne suis pas la seule. Je pense à Bertrand. Je ne veux pas penser à Bertrand.

    C'est le jour des éclairs, le jour où je comprends tout. En me penchant sur la question des moyens mis à ma disposition pour sauver le monde je réalise que l'amour est la seule solution, la seule révolution - possible et viable.

    Je suis assise à la table de la cuisine, Catherine discute avec Christian et j’entends une phrase qui forme encore un éclair blanc : Il n'y aura aucun survivant.
    Je la pose délicatement dans la case matière-à-réflexion mais je ne suis pas sûre de l'avoir bien rangée.
    J’adore cette maison, les gens, le jardin, et tout ce qui s'y dit.
    Tout à coup je sens une présence sous la table, je fais semblant de rien mais je suis sûre qu'il y a un espion sous la table. J’essaye de faire des signes à Catherine qui ne comprend pas,
    - Qu'est-ce qui t'arrive ?
    Christian ne comprend rien non plus. Je leur fais signe de se taire, leur montre la table, Catherine devine enfin, elle regarde :
    - Qu'est ce qu'il y a sous cette putain de table ? Quoi ? Qu'est ce que t'as ? Y'a rien là-dessous ?
    Je regarde à mon tour, l'espion s'est enfui. Il faut être plus vigilant à ce qui peut se passer en dessous des tables. Ou alors peut-être qu'il faudrait juste oublier.
    C'est là que j’étais quand mes parents sont entrés dans la cuisine.
    - Tu sais bien que je ne t'aurais jamais épousée si j'avais eu le choix.
    - Rassure-toi, moi non plus.
    Finalement pour l'amour, ce n'est pas gagné.

    Je retourne vite dans le jardin mais les lutins sont partis, ils devaient avoir à faire, je ramasse un bout de miroir qui traîne, je jette un œil. Encore un éclair blanc, je me sens soudain enfermée dans mon propre corps, je regarde autour de moi et tout me semble si vaste, ces merveilleuses étoiles dans ce ciel infini, cet Univers si mystérieux, si magnifique, ces arbres solides et envoûtants, cette herbe douce, vivante -et légèrement fluorescente, et moi si ridiculement petite, insignifiante, si inutilement moi.
    On dirait que je finis toujours par pleurer.
    J’ignore pourquoi je pleure, juste ce sentiment d'une terrible et immense désolation.
    Pour me calmer, pour me réconcilier comme elle dit, Dominique me propose un joint, Marc intervient :
    - Tu ne devrais pas, c'est du mauvais shit, trop trafiqué !
    Je rigole et fume le joint jusqu'au bout parce que plus personne sur cette planète ne me dira ce que j’ai à faire!

    Je suis allongée sur un matelas par terre et je vais mourir. Mon cœur bat dans tous les sens, je n'arrive plus à respirer. Quelqu'un pose un gant de toilette mouillé sur mon front, la fraîcheur me soulage un instant mais tout recommence, la folle embardée de mon cœur, le manque d'air, les tremblements de tout mon corps, le chaud, le froid, les flammes dans mon ventre. J’entends la voix inquiète de Catherine, celle de Marc rassurante :
    - Ce n'est rien, juste un mauvais trip, elle va redescendre.

    Je songe au jeu de Mina. Quand elle se sentait particulièrement bien avec les personnes qui l'entouraient.
    - On immortalise l'instant ?
    - OK
    Si quelqu'un ne savait pas encore, elle expliquait :
    - Il paraît que lorsqu'on meurt on voit défiler notre vie à l'envers, chaque instant de notre vie. Si c'est vrai, cela veut dire que chacun de nous, ici présent, revivra ce moment quand il mourra. Alors immortalisons cet instant, offrons une pensée, faisons un signe, un clin d'œil, à chacun de nous en train de mourir.
    En général un grand silence suivait son discours, et le sourire de Mina devenait contagieux. Cela ne durait que quelques secondes, ensuite chacun s'ébrouait à sa façon. J’imaginais que tous ressentaient comme moi l'envie de savoir si cela allait marcher, si au moment de mourir nous reverrions et ressentirions cette assemblée. Je ne vais pas tarder à le savoir.

    Je n’ai pas du tout envie de mourir, je n’ai pas encore vu le Bhoutan, ni une aurore boréale et tout ce qu'il y a d'extraordinaire à voir. Je veux encore faire l'amour et rire, Bertrand ! Je dois un sourire à Mina, et mes parents ? Ils vont mourir avec moi ! J’ai chaud, froid, mal partout. Je dois me rendre à l'évidence, je vais mourir, là, si jeune, dans une maison habitée par des lutins. Finalement si c'est l'heure, personne ne peut rien y faire, je n’ai plus qu'à fermer les yeux.

    Il fait grand jour et grand soleil quand je me réveille. Catherine dort sur un matelas à côté du mien, Marc somnole dans un fauteuil un peu plus loin.
    Dans un nimbe de douceur soulagée je contemple la tache de sang sur le drap entre mes jambes.

     

    23. Le retour d'Alice

    Le mois d'Août
    Le moi doute

    Le retour à la maison n'est pas glorieux.
    Nos parents remarquent nos traits tirés et ma pâleur, nous n’avons plus le droit de nous voir. Nous passons outre.

    Cela fait une semaine que j’ai mes règles, mal au ventre, des migraines, des nausées, le sentiment que ma vie se vide de toutes ses humeurs.
    J’ai vécu plus d'émotions en trois jours ailleurs qu'en deux mois chez mes parents. Je me fiche de ce qu'ils disent, je reviens de si loin.

    A la rentrée Catherine ira au lycée, moi je redouble ma troisième. Retourner au collège ! Je n'arrive pas à y croire, c'est un mauvais rêve, je vais me réveiller. Dans le salon de Mina. Dans les bras de Bertrand. Tout va reprendre sa place. La mienne n'est pas au collège !
    - Pitié !

    9 août. Saint Amour
    Dernier recours.

    Mes anciens amis sont rentrés de vacances. Nous nous retrouvons au parc, on me questionne, on m'observe, on me presse. Je raconte les fêtes, ne répond pas à toutes les questions, trop compliqué.
    - Comment ils t'ont retrouvée ?
    - T'as rencontré des mecs ?
    - Comment tu faisais pour manger ?
    - Je me débrouillais.
    Mille versions interprètent ma débrouillardise, les garçons fantasment, je m’'en moque.
    - Qu'en dira-t-on ?
    - Ce qu'on veut.

    Nous parlons de l'avenir en buvant de l'alcool. Rémy et Marie-Christine sortent ensemble, ils font des projets. Pour moi, des projets à deux balles, des projets de conformité. Sortir avec un mec, se marier, bosser, ce n'est pas pour moi, et je le savais déjà avant de rencontrer Mina. Ils ignorent tout du Bhoutan, ce n'est pas moi qui leur en parlerai. Ni de Mina, ni de Bertrand, c'est trop grand, trop loin, inexplicable.
    - Moi je veux être une star !
    - Arrête, c'est dégueu !
    - Comment ça dégueu ?
    - Ben oui, t'imagine tous ces mecs qui se branlent en pensant à toi !
    - C'est nase !
    - Et toi Leila tu veux faire quoi ?
    - Moi ? Je veux être comme Mina.
    - C'est qui Mina ?
    - Une amie. Je veux être comme elle : un cadeau.
    Ils me regardent bizarrement, ils ont raison, moi-même je me trouve bizarre. J’imagine Alice de retour du pays des merveilles, elle doit vite fermer sa bouche, sinon ils l'enferment. Si je racontais dans les détails, ils croiraient que j’invente Mina.
    - A-t-on seulement un futur ?

    15 août.
    Moi aussi, je me ferais bien une petite assomption.

    Je traîne chaque jour avec cette bande, faute de mieux. Je retourne au marché mais Jean-Claude n'est jamais revenu. Je croise un chevelu qui était au Larzac, il a manifesté avec des milliers d'autres, une fête inouïe - tandis que je mourais.
    Je pense souvent à cette sensation qui a imprégné mon corps, il me semble qu'à tout moment je peux dire je meurs et ressentir tout le tremblement et l'affolement de mon cœur. Je pense aussi de plus en plus et avec douleur à Mina, à Marijo, Coco, Franz. Je me refuse à penser à Bertrand. Je pourrais appeler au bar maussade, Je me suis souvenu de son nom, Le Rendez-vous. J’ai cherché dans l'annuaire et garde en permanence le numéro dans la poche de mon jean - mon issue de secours.

    20 août. Deux gendarmes tués en Corse.
    C'est un métier.

    Aujourd'hui c'est l'anniversaire de ma mère, je ne sais même pas quel âge elle a. Je ne sais pas non plus ce je peux lui offrir, j’ai finalement acheté un livre de photos de la mer.
    En fait je cherchais des livres sur le Bhoutan, la libraire n'en avait jamais entendu parler. Personne ne sait tout, je commence à m'y faire. La question que je me pose maintenant c'est la façon dont on choisit ce que l'on sait. Mina me manque, elle aurait une réponse. J’allais sortir de la librairie quand je suis tombée sur les photos de la mer, cela m’a semblé une bonne idée.
    Mon père lui offre un gilet qu'elle a choisi et acheté elle-même. Mon cadeau ne lui fait pas spécialement plaisir. C'était pourtant de bon cœur.

    21 août. Grand concert à Orange : 30000 personnes. Nico, John Cale, Procol Harum…

    Je boude, bous, n'en voit pas le bout.
    Ma chambre commence à ressembler à quelque chose. J’ai viré mon lit et posé le matelas par terre. Ils n'ont rien dit, comme d'habitude. Mon père a pris le lit et l'a entreposé dans une pièce de la maison appelée pompeusement la chambre d'ami. Je n’ai jamais vu personne y dormir. Il faudrait du courage pour le faire, j’en serais angoissée, à cause des photos accrochées au mur: toute la famille, par couples endimanchés, les parents, grands-parents, oncles et tantes - et pas un sourire. Il y a aussi une photo de moi en communiante, c'est la plus effrayante. Ma mère adore cette photo, elle en conserve un exemplaire dans son portefeuille. Elle aussi vit dans une autre dimension, dans le monde du manège enchanté, une dimension où les petites filles ne jouent pas sous les tables.
    Je peux toujours essayer de m'exprimer :
    - Toi et ta politique ! C'est comme ça, on n'y peut rien ! Tu verras si toi aussi tu ne deviens pas un mouton comme tu dis ! Et pourtant t'as pas à te plaindre !
    Je ne me plains pas.
    - Mais qu'est ce que tu veux faire ?
    Quel que soit le sujet, ils en reviennent toujours à la même question,
    - Mais qu'est ce que tu veux à la fin ?
    Je n’ai pas de réponse.

     

    24. Pitié !

    3 septembre. Indépendance de la Papouasie.
    Que vivent les papous !

    Je n’ai jamais vécu une rentrée aussi nulle. Tous mes amis sont au lycée, je me retrouve avec des nains de dix ans d'âge mental. Les profs me traitent comme une gamine et le principal comme si j’étais malade. Un des pions est joli mais c'est bien mince pour tenir une année.
    Tout le monde me regarde sans oser m'approcher. Alors je me la joue à la Mina, reconversion de ma garde-robe locale en froufrous et colifichets. En jeans tout de même, j’ai retenu la leçon. Je passe les soirées avec Catherine à broder ou rapiécer nos jeans, à nous fabriquer des bijoux. Cela ne va pas suffire.

    Les garçons sont mignons, voilà tout ce que j’en dis. Catherine me serine pour que je sorte avec Lionel. Il est gentil et sexy des lèvres mais je ne ressens rien. Il m’a pris la main au bar du lycée où je rejoins Catherine tous les soirs après les cours - je ne m'en suis même pas aperçu.

    Finalement je sors avec le joli pion, nous faisons l'amour dans sa chambre d'étudiant. C'est un fiasco. Il avance l'hypothèse de phéromones incompatibles - c'est un étudiant en sciences. Ce serait donc les phéromones qui font rire mon ventre, de le savoir ne change pas grand-chose.
    En tout cas maintenant je peux sécher les cours autant que je veux, il s'occupe de mes absences. Je m'ennuie tout autant en dehors qu'au collège, mais j’ai au moins une impression de liberté.
    Je passe mon temps à marcher dans les rues, on le sait j’aime ça. Mes pensées suivent le rythme de mes pas, mais je suis si fatiguée de penser. Parfois je gagne un répit, un oiseau qui passe, je le suis des yeux, le temps qu'il traverse le ciel je ne pense pas. Un coucher de soleil me fait le même effet, je contemple les couleurs, en suis les volutes, je ne pense à rien, je me repose.
    Il n'y a guère que le ciel et ses habitants.

    Je ne prends plaisir à aucun cours même pas le français que j’aimais tant, ce sont les mêmes livres que l'année précédente.
    Je voudrais tellement retourner sur Dune !

    Catherine est amoureuse d'un Olivier étudiant en sociologie et militant à la Ligue Communiste Révolutionnaire. J’adore ces mots qui font peur aux bourgeois - et à mes parents. Nous distribuons des tracts, collons des affiches. La LCR est un vivier de beaux garçons qui tentent de changer le monde, cela pourrait me convenir merveilleusement mais ils utilisent des mots obscurs avec beaucoup trop de syllabes, et mettent toute leur d'énergie à discuter de détails auxquels je ne trouve aucune importance, c'est seulement bon de voir comme ils y croient. Je lancerais volontiers la lutte des classes au collège, ils peuvent compter sur moi. Jusqu'à ce que Catherine soit délaissée pour une blonde beaucoup plus impliquée dans le combat anticapitaliste.
    Elle ne veut plus y mettre les pieds mais je continue à aller traîner de temps en temps au local. Je suis d’accord sur les principes de bases, changer tout ce merdier, partager davantage, le reste passe au loin. Impossible de me passionner pour le débat sur l'accord de coopération nucléaire signé entre la France et Saddam Hussein, je ne sais pas qui c'est.
    Je finis par étouffer dans cette cave d'immeuble sans fenêtre qui sent l'encre et la sueur. Je m'y suis nourrie, comme un vampire en quête d'essence de vie mais finis par laisser tomber aussi, je voudrais que les cadres explosent pas simplement les changer.

    Ma mère me demande de l'aider à préparer les confitures. J’y mets de la bonne volonté mais arrive toujours le moment où l'ambiance saturnienne de cette maison triste, de ma mère triste, me hérisse les poils et le caractère. Cela fait quinze ans que je la vois, chaque automne, confectionner des confitures puis les ranger sur une étagère au sous-sol. Sans que personne n'en mange, à la maison personne n'aime la confiture. Quand je me trouve devant ces étagères, des années de pots intacts et inutiles, je ressens un vide sidéral, un trou noir au niveau du plexus. Je me parle seule :
    - Dites-moi que je peux fuir à tout moment ! Dites-moi que ce n'est pas ma vie ! Pitié !

     

    25. Sortie de territoire

    4 octobre. Les chômeurs défilent, occupent des usines, s'appellent camarades.

    Et font gueuler mon père contre ces cocos qui ne respectent rien. Chaque année un couple d'hirondelles construit son nid sous le chéneau juste au dessus de la fenêtre de ma chambre. Toutes les hirondelles du pays posent, en file indienne, sur les fils électriques de l'autre côté de la rue. Les miennes et leurs petits rejoignent le tableau.
    Ma mère est entrée dans la chambre, elle regarde leur départ avec moi.
    - Dire qu'elles vont faire des milliers de kilomètres. Elles n'arriveront pas toutes.
    - Tu crois qu'il y en a qui ne partent pas ?
    - Il y en a toujours qui ne suivent pas le mouvement.
    Je comprends que ma mère parle pour moi et ça me fait penser à ce livre que j’ai lu chez Mina, le récit de ce goéland qui voulait aller plus vite, plus loin. J'imagine qu'elle ne lira jamais cette histoire alors je lui résume.
    - Tu as peut-être raison. Il faut de tout pour faire un monde, c'est souvent ceux qui ne suivent pas les règles qui le font avancer.
    Je ne suis pas sûre d'avoir bien entendu mais n'ose pas lui demander de répéter. Elle a parlé si doucement, elle ne le dirait certainement pas une seconde fois.
    Elle est malheureuse. Elle aurait voulu une fille qui marche droit, elle a peur pour moi.
    - Pourquoi tu m'en veux tellement ?
    - Je ne t'en veux pas.
    - Alors qu'est ce qu'il y a ?
    - Ce n'est pas à toi que j'en veux maman, c'est juste que je ne veux pas de la vie que tu me proposes.
    - Mais qu'est ce que tu veux alors ?
    - Je ne sais pas. Autre chose...
    - Tu sais dans la vie, on ne fait pas toujours ce qu'on veut…
    - On peut au moins ne pas faire ce qu'on ne veut pas…

    Catherine sort avec Bernard le bouddhiste. Il l'emmène méditer dans sa chambre sous les toits, elle en revient très transcendée, passionnée par la réincarnation.
    - Et toi Leila, t'étais qui dans tes autres vies ?
    - Un moustique !
    Ce n'est pas mon souci. Je vois bien que chacun cherche une explication à l'absurdité du monde, celle-là est déjà plus sympathique que ce type qui meurt sur la croix dans d'atroces souffrances. Je ne suis pas une pécheresse prête à me repentir, je ne crois ni au paradis ni à l'enfer, je ne crois pas à plusieurs vies, je ne crois à rien, juste aux anges à cause de Mina. Je me débrouille toute seule, je dis qu'on n'en sait rien. Je dis qu'on n'est rien. Et en plus je m'en fiche, la vie est assez compliquée pour ne pas en plus essayer de comprendre la mort.

    Catherine s'épanouit.
    - T'es amoureuse ?
    Nous parlons de ce vaste mystère, toutes les deux le soir dans une chambre ou l'autre, les parents ont renoncé à nous séparer. Quand nous sommes chez Catherine, son petit frère nous espionne. Nous le chassons à coups d'oreiller, son rire de gamin m’ouvre le cœur. Sans doute la maison de mes parents a-t-elle entendu des rires d'enfants. J’en cherche les traces.

    Mon père n'est pas heureux, ce n'est pas de sa faute, il ne sait pas comment faire. En tout cas le discours parental est cohérent.
    - On ne fait pas ce qu'on veut dans la vie !
    - Parle pour toi !
    - J'vous comprends pas les jeunes, on se demande ce que vous cherchez !
    - Et toi tu cherchais quoi à mon âge ?
    - A ne pas me faire coincer par les Fritz !
    - C'est une autre époque, papa.
    - Oui je sais. Mais ça va aller où tout ça ? Tous ces fainéants, tous ces chevelus, va bien falloir qu'ils se mettent au boulot, comme tout le monde! Nous aussi on s'amusait quand on était jeune, ça avait beau être la guerre, la jeunesse c'est la jeunesse. Mais une fois qu'elle est passée la jeunesse, c'est pareil pour tout le monde, faut bosser pour nourrir sa famille. C'est pas avec tes hippies que tu trouveras une bonne situation !
    - Ce n'est pas mon but dans la vie une bonne situation !
    - C'est quoi alors ? Elle vient avec ses grands airs celle là, mais tu verras, c'est moi qui te l'dis tu verras ce que tu verras !
    - J'espère bien.

    Comme les enfants qui s'ennuient et regardent tomber la pluie, dans les maisons sans vie, dans les pays où il pleut, je regarde passer les jours sans les voir.

    J’ai acheté le dernier disque de mon amie Glurxcbp l'extraterrestre, ma gorge se serre à l'écoute d'une chanson qui dit que tout est possible, tout le temps.
    C'était une des grandes phrases de Mina, comme un article du règlement, je l'entends :
    - Il faut le savoir, tout est possible !
    En tout cas ce qui est incroyable mais visiblement possible c'est le paquet cadeau que ma mère me fourre entre les mains :
    - Tiens, je l'avais acheté pour tes quinze ans !
    Pourquoi faut-il que cet anniversaire me poursuive ? Je le pense si fort :
    - Maman, j'ai quinze ans et huit mois, n'y a-t-il pas prescription ? Pitié !
    Mais je l'ai remerciée gentiment. Enfin, je pense.

    Ils ne sont pas dupes, ils se doutent, et ils savent que je sais qu'ils se doutent, et tout le monde fait comme si de rien n'était. Au moment de me donner l'argent pour le passeport, la question de mon père souffle un vent de panique dans mon mensonge.
    - Et quand est-ce qu'on la voit ta prof d'anglais pour ce voyage ?
    Heureusement, j’ai de bons réflexes :
    - Il y a une réunion prévue dans trois semaines, elle a dit que ce n'était pas la peine d'en parler tant que tout le monde n'avait pas ses papiers. Il faudra aussi que tu signes l'autorisation de sortie du territoire.
    Si le mensonge est un art, j’ai acquis du talent. On peut se demander pourquoi cela me fait pleurer.
    Je suis fatiguée de chialer, cela m’arrive tout le temps, comme ce matin en cours de maths. Sûrement la faute de l'abscisse et l'ordonnée.

     

    26. Un Louis de passage

    8 novembre. Plus d'un million de chômeurs.
    Et combien de rêveurs ?

    Je reviens d'une fête chez une amie de Catherine, je suis sortie avec Louis, nous avons rendez-vous demain. Malgré ses cheveux longs et son jean à pattes d'éléphant il reste un fils-à-papa, comme tous ceux qui jouent aux révolutionnaires au lycée, qui se défoncent et délirent le samedi soir mais ne manqueraient surtout pas le déjeuner dominical chez la grand-mère dont ils hériteront un jour ou l'autre. Et pour qui la plus grande aventure consiste à aller passer l'été dans la piscine d'un correspondant allemand. Il est gentil, je verrai demain.
    La fantaisie de l'amie de Catherine m’a beaucoup plu, elle est sortie avec un garçon pour l'unique raison qu'il s'appelle Eric. Elle nous a fait un cours sur les prénoms. Je me souviens de quelques uns, les Philippe sont ambigus, les Gérard bizarres, les Michel absents, les Jacques habités, les Laurent magiques,…
    - Et les Eric alors ?
    - Romantiques !
    - Les Louis ?
    - Gentils !
    Pour les Bertrand, elle ne savait pas.

    De temps en temps je sors une question de ma case-à-réflexions et l'examine. Est-ce qu'il existe des enfants qui ont reçus assez d'amour et d'attention ? Est-ce qu'ils sont plus vivants que les autres ? Catherine pense que c'est impossible, que notre besoin d'amour est inextinguible, pour Mina l'important était de se rendre compte qu'on avait reçu tout l'amour et l'attention possibles. Je ne me prononce pas, que ceux qui ont eu des parents parfaits me jettent la première pierre. Je replace la question dans sa case.

    Quand elle ne fait pas le ménage, ma mère achète des produits pour faire le ménage. Elle collectionne les catalogues, mon préféré est celui de la Vitrine magique. C'est un vrai film de science-fiction, je me demande ce qu'il restera à inventer aux ingénieurs de l'an 2000. En tout cas pas l'éponge courbe pour nettoyer l'arrière des robinets ni la poêle spécial œuf au plat avec cuillère incorporée. J’entends en écho la chanson de Boris Vian, le ratatine ordure, le canon à patates…Ah Gudule ! Catherine m’a prêté ses livres, elle l'adore, moi aussi, sa liberté m'embaume le cœur. La voix de Mina se fait à nouveau entendre :
    - La liberté des uns crée celle des autres.
    Facile à dire – j’ai lu Vian, j’écoute Glurxcbp à longueur de journée, j’ai rencontré Mina, j’ai maintenant une idée de ce que peut être la liberté et je ne me suis jamais sentie aussi prisonnière.

    Le professeur principal a fait passer un mot à mes parents, qui tiennent à me parler. Avec tout le cérémonial, convocation à la table de la cuisine et (ils ont du se mettre d'accord avant) c'est l'autorité qui se lance. Je souris intérieurement de sa maladresse, il récite son texte accompagné des mouvements approbateurs du menton maternel. Si j’ai bien compris, il serait temps que je grandisse, que je me rende compte que j’ai un avenir et qu'il passe par le travail à l'école, que mes absences se font remarquer et que je pourrais m'intéresser un peu. Avec un post-scriptum maternel, et à mon avis une initiative personnelle, qui m'assigne à cesser de m'habiller comme une romanichelle. Il paraît qu'il est encore temps pour la fin du trimestre, s'ils remarquent des efforts mes professeurs sont d'accord pour montrer un peu d'indulgence sur mon départ difficile. Je promets tout, sauf pour les fringues.

    25 novembre. Franco est mort.
    Ça finit toujours par arriver, même aux plus coriaces.

    Je revois Louis mais l'histoire se solde rapidement par manque de feeling. Catherine me reproche d'être trop exigeante, je ne trouverai jamais un mec, je demande pourquoi ce serait obligatoire, Catherine répond que c'est la nature,
    - Peut-être que ce n'est pas la mienne.
    - D'accord, mais t'as pas envie d'être putain d'amoureuse ?
    - En tout cas pas de ce genre d'oiseau préfabriqué.
    - T'exagère, il est mignon ce mec.
    - Et depuis quand ça suffit ?
    - Merde, tu vas finir bonne sœur !
    - Possible.
    Nous rions en imaginant la tête de mes parents à l'annonce de mon entrée au couvent. Je me demande s'il y a des gens qui choisissent leur vie sur un coup de tête, rien que pour voir la réaction de leurs parents. Catherine fait remarquer que tout existe, tout est possible, je suis certaine qu'elle s'entendrait bien avec Mina. Je ne lui ai toujours pas parlé de Bertrand. Je le garde pour moi.

    La galère vogue au radar, je ne sais pas quoi faire de ma vie, le mercredi je reste parfois toute la journée au lit. J’ai entendu la réponse paternelle à l'inquiétude de ma mère :
    - Au moins on sait où elle est.
    Et pourtant moi, je ne sais pas où je suis. J’ignore où est ma place, seulement certaine qu'elle n'est pas là. Je suis convaincue d'avoir un destin, quelque part, ailleurs, Catherine me soupçonne de mythomanie, ça m’énerve :
    - Qu'est-ce que tu en sais ?

    27. Elève intelligente

    Décembre
    Des cendres
    Descendre

    Je suis bien consciente que c'est l'hôpital qui se fout de la charité mais je ne supporte plus de voir ma mère chialer. J’ai toujours vu ma mère pleurer en silence. Souvent quand elle fait la vaisselle, à se demander si c'est l'activité la plus triste qu'elle connaisse ou si elle est allergique au produit. Je sais depuis toute petite que ma mère pleure et je me demande pourquoi les adultes oublient qu'on ne peut rien cacher aux enfants. Elle est là, devant l'évier, et à sa façon de se tenir, de pencher sa tête sous un certain angle, je sais qu’elle pleure. Je n'ai jamais vu mon père pleurer mais je ne l'ai jamais vu non plus faire la vaisselle.
    Lui il gueule, c'est ce qu'il sait faire, il ne crie même pas, il gueule comme un chien, comme si nous étions une famille de chiens, il aboie. Bien loin du monde du manège enchanté.

    Dans le parc où nous nous retrouvons chaque jour, discussion entre filles à propos du prince charmant, nous rêvons toutes l'amour de la même façon, absolu. Je suis la seule à avoir un plan B, personne d'autre n'a un destin.
    Marie-Christine souhaite la même vie que ses parents, Rémy aussi, ils veulent se marier. Catherine s'énerve, moi je m’en fiche, mais il en faut qui montent au front, Catherine fonce :
    - Putain ! Les femmes travaillent, elles luttent, bataillent, ça ne fait pas si longtemps qu'on a le droit de vote, merde ! A peine trente ans ! Vous vous rendez compte que quand vos mères sont nées, elles n'avaient même pas le droit de voter ? L'année dernière une femme s'est levée, torse nu, au meeting politique d'un vieux ringard, ce n'était pas pour amuser la galerie ! On a la contraception, et même l'avortement maintenant, ça va tout changer pour nous. On a décrété cette putain d'année de la femme et vous tout ce que vous voulez c'est seulement vous marier !
    Je reste persuadée que Catherine pisse dans un violon, quand on me demande voilà encore un sujet sur lequel je n’ai pas d'avis.
    - Tu sais rien toi !
    Je veux juste être le plus libre possible, et si j’étais un garçon ce serait pareil, Catherine me défend :
    - On n'est pas obligé d'avoir un avis sur tout !
    Chantal et Martine se moquent entre elles. Je suis prête à parier qu'elles ont pleuré à la mort de Mike Brant, Rien qu'une larme dans tes yeux ! Je voudrais dire où j’étais quand j’ai appris son suicide. A part Catherine c'est la première fois qu'elles entendent parler de Mina, elles sont toutes ouïes. Mais je n'arrive pas à raconter, aucun mot ne s'ajuste, impossible d'aboutir mes phrases. Finalement je décris la maison, pour dire où j’étais, devant la fenêtre du salon, c'était mon coin. La pièce qui leur plaît le plus est la chambre, et surtout la coiffeuse avec les bijoux et les chapeaux, elles font un détour par le placard de fringues et de chaussures, j’ai quand même réussi à les rendre songeuses.
    Brusquement une étrange sensation, un vertige, je sens la vibration de l'air dans la maison de Mina, je la ressens comme si j’y étais, dans la mémoire de tous mes sens, je me rappelle exactement.
    - Qu'est ce que t'as ?
    - Rien.
    Ce n'est pas rien mais comment l'expliquer ?
    - Je pensais juste à la façon dont les gens peuvent être profonds et légers à la fois.
    Catherine adore ce genre de phrases.
    - Et d'autres superficiels et lourds, c'est logique.
    - Oui c'est ça, c'est logique, ça veut dire que plus on creuse en profondeur plus on devient léger.
    - C'est pas une putain de conclusion hâtive ça ?
    Catherine me fait rire et réfléchir, c'est mon amie, je la trouve intelligente. Moi aussi je le suis, c'est écrit sur mon bulletin : Elève intelligente mais absente, dans tous les sens du terme, comme quoi les profs peuvent être perspicaces. Et le commentaire de mon professeur de français est un morceau d'anthologie : Une touriste aurait au moins pris des photos

    6 décembre. Saint Nicolas.
    J’emmerde le père Fouettard

    A la lecture du bulletin mes parents s'aperçoivent que je n’ai tenu aucune de mes promesses. Se sentant trahi, mon père sort de ses gonds. Il hurle que je ne suis qu'une traînée (je ne vois pas le rapport), une feignasse (il aime bien ce mot), une sans-cœur et puis d'autres choses que je ne retiens pas, ma mère essaye de crier plus fort que lui pour qu'il l'entende, je peux résumer ses arguments :
    - Calme-toi, les voisins vont t'entendre !
    J’apprécie de me sentir protégée d’une façon si maternelle. Mon père est réellement hors de lui, ma mère a beau tenter de le retenir, il s'approche de moi, rouge et grimaçant, la ceinture à la main. Ma mère se bouche les oreilles. Mon genou est prêt, je fixe mon père dans les yeux :
    - Ne fais pas ça.
    Il ne le fera pas. Je ne baisserai pas les yeux.
    S'il me restait quelques scrupules, ils s'envolent devant ce visage déformé par la colère, et celui hagard et exsangue de ma mère.
    Je voudrais juste me réveiller de ce cauchemar.
    Ma décision est prise.

     

    28. Les filles comme moi

    Je laisse passer la trêve de Noël. Il paraît que l'intérêt des adultes pour le rituel de Noël dépend de ce qu'ils ont vécu dans leur enfance, alors ça m'étonnerait que je me mette à aimer Noël un jour. Je n'ai jamais vu si triste ni si hypocrite cérémonie que les Noëls dans ma famille. Enfin, chez mes parents, je n’ai pas souvenir que nous ayons été plus de trois à ce repas morbide. Particulièrement celui-ci, personne ne s'adresse la parole depuis la scène du bulletin. Je fais acte de présence au réveillon, j'imagine être une martienne en mission d'observation, je ne me sens pas obligée de participer, surtout que je repars bientôt sur ma planète. Je perçois bien la tristesse de ma mère, qu'en penseraient les voisins ? Mon père s'en fiche, il gueule contre le gouvernement, je ne sais pas pourquoi et ne suis pas certaine qu'il le sache lui-même. Le Père Noël m’a apporté un magnifique pantalon en tergal marron que je ne mettrai jamais, il rejoindra le superbe chemisier beige et turquoise de mon anniversaire, en boule au fond du placard. Je ne peux même pas les revendre, je ne connais vraiment personne qui porte ce genre de fringues. J’ai bien compris le message mais ne peut malheureusement pas y donner suite. Ma mère, contre toute attente, espère encore un retournement spectaculaire qui ferait de moi une jeune fille coiffée, bien habillée, facile à ranger, souriant aux voisins de toutes ses belles dents nacrées. Je ne peux décidément rien faire pour elle. Mon père, encore davantage que ma mère, rêve d'une enfant raisonnable et travailleuse empruntant le chemin balisé qui mène au fonctionnariat - l'ultime réussite. Il arrive que j’ai envie de vomir, ce sont peut-être les escargots, ou la dinde, ou la bûche, ou les nains et les petits sapins en plastique qui décorent la table.
    J’ai offert à Catherine une tunique indienne et reçu un chilom sculpté. Au moins un vrai cadeau.

    1976. A l'aise !

    Chaque année à la même date, mes parents se souviennent qu'ils ont une famille. Je me demande pourquoi j’ai accepté d'en faire le tour avec eux pour souhaiter la bonne année. C'était peut-être pour dire au revoir, parce que je vais partir à nouveau et, quoiqu'il arrive, ne reviendrai jamais.
    Effectivement, faire le tour de la famille est des plus motivant - pour s'en aller loin de là. Une fois épuisé le registre météorologique, ils entament gaiement celui des maladies ainsi que la rubrique nécrologique. Les seuls que j’apprécie sont Tata Berthe et Tonton Maurice, leur vie n'est pas plus joyeuse que les autres mais ils ont gardé le goût de rire. Et puis ça m'enchante de voir mon père redevenir un gamin avec son frère, j’en conclus que la vie se défend, même sous des chapes de plomb, elle résiste et réapparaît, pauvre et faible, mais présente. Tante Berthe est la seule à ne pas me regarder comme une dangereuse malade ou comme un ovni. Je suis persuadée qu'elle a, elle aussi, un jour, rêvé d'autre chose.
    Je revois des cousins, je ne les reconnais pas, je les voyais plus grands, plus libres - fantasme de petite fille. Ils prennent des vies tracées, l'un d'eux se marie au printemps, il a un étrange boulot de fabriquant de cuvettes de toilettes. Il n'y a pas de sot métier dit mon père, il faut de tout pour faire un monde.
    - Sauf des filles comme moi, termine ta phrase papa !

    29. L'étoile du berger

    6 janvier. Comme les rois mages en Galilée…

    La tournée est terminée, tous les vœux sont bien souhaités, l'année peut enfin commencer. Je regarde mon passeport, il me donne le vertige. J’ai même l'autorisation de sortie du territoire, j’ai réussi à faire croire que la réunion avec la prof d'anglais était reportée en février. Cette pauvre prof qui a attrapé toutes les maladies de l'hiver, incapable d'assurer cette réunion tant attendue ! C'est un phénomène étrange, ils savent que je mens, dans l'intimité de leur conscience ils savent, mais ils ne veulent pas le voir. Ce serait beaucoup trop compliqué, il faudrait se poser des questions, réagir, prendre des décisions. Ils croient que l'ignorance est plus confortable, je suis persuadée qu'ils se trompent. Enfin pas tout à fait, bien sûr que l’ignorance est plus confortable mais pour moi ce n’est pas le bon chemin
    Pour ne plus revenir jamais, le minimum est de quitter le pays, ou alors trouver une bonne planque, et il faut vivre, manger. J’en parle avec Catherine, on a beau retourner le problème dans tous les sens, pas de solution miracle. Je me demande où je veux aller, j’entends la voix de Mina et son grand principe que j’ai déjà lu dans plusieurs livres et dont elle me saoulait, il faut bien l'avouer :
    - L'important ce n'est pas où on va, l'important c'est comment.
    Je n'en suis pas tout à fait convaincue. Pas pour moi en ce moment, l’important est de trouver un endroit où aller et peu importe la manière d’y arriver.
    J’ai récolté un peu d'argent à faire la tournée des grands ducs, ma mère a remarqué que je n'en avais pas dépensé un centime, elle a compris. J’en suis sûre à sa façon de me regarder, comme si j’allais mourir.

    Je téléphone au Rendez-vous, je vois exactement la scène : le vieux en casquette regardant les gens passer dans la rue, l'autre lisant le journal à deux tables de Mina assise sous le grand miroir et le patron grognon qui se penche à son oreille. Mais Mina n'est pas là, je rappellerai demain.

    Marie-Christine a débarqué dans la chambre de Catherine en larmes, on dirait que ce n'est pas gagné pour le mariage. Catherine philosophe :
    - Tout le monde a le cœur brisé un jour ou l'autre.
    J’en rajoute un peu :
    - Oui, si les parents ne s'en sont pas chargés, il y aura toujours quelqu'un pour le faire.
    Je me demande toutefois pourquoi Catherine a dit cela:
    - Qui t'as brisé le cœur à toi ?
    - Personne encore mais je sais bien que ça viendra.
    - Ce que j'aime en toi c'est ton optimisme.
    - Ce que j'aime en moi c'est mon putain de réalisme !


    Je rappelle Mina de la cabine près du collège, nous parlons longuement, une bonne partie de mes économies y passe mais l'oxygène n'a pas de prix, je respire à nouveau. Nous nous mettons d'accord et cela change la musique dans ma tête. Ces derniers temps j’écoutais plutôt du lourd, Black Sabbath, Deep Purple, aujourd'hui j’ai envie d'un reggae, ce nouveau type, là, Bob quelque chose.


    Ma mère entre dans ma chambre avec son regard triste et installe tout de suite une tension. Elle s'assied sur le lit à côté de moi, je n'aime pas son silence et sens que je ne vais pas aimer non plus ce qu'elle va me dire. Mais je me trompe, ma mère est plus fine que je ne le pense.
    - Tout ce que je veux c'est que tu sois heureuse.
    - T'inquiète pas maman, c'est tout ce que je veux aussi.
    - Mais…
    - Evidemment, il y a un mais !
    - Mais on ne peut pas échapper aux règles…
    - T'inquiète pas pour les règles maman, les lutins et moi on contrôle…

    Partie III

    La dernière donne



    30. Changement de programme


    Passeport et étrennes en poche, il ne me restait plus qu'à organiser l'évasion et surtout trouver le courage, en connaissance de cause, de leur faire tant de mal.
    Il y avait un disque, rayé à force, qui me donnait de la puissance, Lavilliers et ses barbares venaient à sa rescousse : N'appartiens jamais à personne… Et puis, pour que disparaissent mes ultimes doutes, il me suffisait de penser à la vie auprès de Mina. Chez mes parents chaque jour était identique, chez Mina c'était toujours une surprise. Pour une fois je sais ce que je veux.
    Pour gagner du temps, j’ai dit que je dormais chez Catherine où j’avais caché mon sac. Je laisse ma chambre propre et rangée et une dernière question : que vont-ils faire de cette pièce mauve, une autre chambre pour des amis fantômes ?
    Je ne laisse pas de lettre, je n'ai rien trouvé à dire.

    Je termine les derniers mètres en courant, la porte est heureusement ouverte, je franchis le porche dans la foulée et les escaliers encore plus vite. Je m'arrête, essoufflée, sur le palier, regarde la porte vivante de l'appartement de Mina, émue - aux larmes naturellement.
    J’ai les jambes sciées de me retrouver là. Je dois m'asseoir, la tête me tourne, je ne retrouve plus mon souffle. Je me sens ridicule, assise devant cette porte à respirer comme une coureuse de fond, mais ce moment mérite que je m’y arrête, six mois que j’y pense ! Je m'appuie contre le mur du couloir et contemple les étoiles sur la porte de Mina.

    Je ne sais pas combien de temps j’ai dormi, je me réveille face à Marijo et Mina, hilares sur le pas de la porte.
    - Ben alors Leila ! Tu peux rentrer tu sais !
    J’entreprends des explications et puis me rends compte qu'elles sont inutiles. Personne ne se demande ce que je fais là, endormie sur le palier de Mina - le monde où je me sens normale.

    Je retrouve intact l'appartement, même le tableau de Franz est toujours posé dans l'entrée. Revient à ma mémoire tous ces moments où je me suis demandé si cet endroit existait réellement. Je reconnais l'odeur, la douceur, mes places favorites. Je regagne mon coin, devant la fenêtre, la ville rayonne.
    Il y a pourtant quelque chose de différent. Toutes les photos des garçons ont disparues du tableau, elles ont été remplacées par des photos de Mina et Coco, enlacés, amoureux. Marijo me fait un clin d'œil et il me semble bien voir un peu de rose aux joues de Mina. D'ailleurs à bien y regarder elle a changée elle aussi, encore plus lumineuse, le bruit de ses bracelets est décidément une des plus jolies musiques que je connaisse.
    - Bienvenue ! Dit Mina en me tendant le joint à allumer.
    Je me sens à nouveau légère, vivante.
    Après avoir fumé et sur une musique nomade de Santana, nous nous concertons.
    - Tu sais que tu ne peux pas rester chez moi ?
    - Oui je sais, les flics ont ton nom et ton adresse. Mais mes parents ne s'apercevront de rien avant demain.
    - Ça ira pour cette nuit alors. On avisera demain, j'ai prévenu des amis.
    - Il faut surtout que je trouve un boulot.
    - Pas de souci !
    Elles en ont déjà parlé, Marijo a un travail pour moi, serveuse dans un bar dont elle connait le patron, et où on ne me demandera pas mon âge.
    - Faut juste faire gaffe aux mains baladeuses.
    - J'ai les bons réflexes.
    De retour ici où tout est simple, je me dis que c'est l'autre face du monde qui est un rêve. Un mauvais rêve.

     

    31. Changement de programme (2)

    Elles tiennent à ce que je raconte mon exil, dans ce sens là je trouve les mots :
    - Ma mère pleure en faisant la vaisselle et mon père aboie sur elle, moi j'attends que la caravane passe …
    Elles aiment beaucoup la copine de Catherine et son délire sur les prénoms, elles étudient la question:
    - Je dirais que les Coco sont de drôles d'oiseaux.
    - Que les Marc sont aimables.
    - Les Patrick sympathiques.
    - Les Francis rebelles.
    - Les François dangereux.
    - Les Jean-François amoureux.
    - Les Franz perdus…
    Elles ne savent pas non plus pour les Bertrand.

    Je me promène dans l'appartement, me baigne dans les couleurs, je cherche le livre du goéland et tombe sur une enveloppe posée en évidence sur une étagère de la bibliothèque. Mon cœur bondit en y lisant mon nom. Je la montre à Mina.
    - Oh ! Excuse-moi, je l'avais oubliée, Bertrand l'a laissée pour toi. Il avait réalisé une bonne saison et partait en voyage.
    J’ouvre l'enveloppe le ventre noué. C'est une lettre banale, plutôt amicale, mais il me laisse son itinéraire et les dates auxquelles il passe à chaque étape du parcours que nous avions imaginé tous les deux, il écrit que c'est moi qui lui ai donné la curiosité de ces pays-là. Je fais un rapide calcul, il sera à la fin de la semaine à Kalimpong, à la frontière du Bouthan. Je pense à la chanson de Glurxcbp : Tout est possible !
    Je replie la lettre et la glisse dans ma poche. Mina et Marijo me regardent, j’ai bien peur que ma voix tremble un peu.
    - Changement de programme !
    La lettre de Bertrand n'est pas si anodine : ton rire me manque.
    - Changement de programme, il faut que je gagne de quoi me payer un billet d'avion le plus vite possible.
    Mina réfléchit
    - C'est possible mais pas avant demain soir.
    - Et c'est toujours un mystère ?
    Mina rit mais ne répond pas.
    - Et les flics ?
    - Ils ne reviendront pas, ils n'aiment pas mouiller le beau linge. Ce sera tranquille, promis ! Je sors donner quelques coups de fil, vous venez avec moi ?

    C'est bien comme je le pensais, le Rendez-vous est fidèle à son souvenir. Le patron à grosse voix m'accueille comme si je revenais de la guerre, il n'a pas tout à fait tort. Personne au comptoir, juste trois clients dans la salle. Mina téléphone et nous rejoint à la table où nous nous étions vues la première fois.
    - C'est OK pour demain soir.
    - Où ça ? demande Marijo.
    - Chez Rachid.
    - Les Rachid sont torrides !
    Nous buvons l’apéritif que je règle fièrement. Quoiqu'il se passe chez Rachid je veux gagner ce billet d'avion. Chacune paye sa tournée puis nous rentrons chez Mina.
    - Bon, qu'est ce qu'on fait les filles ? On sort ?
    Je n'ai pas d'avis, tout me convient : rester dans l'appartement à écouter de la musique, discuter, aussi bien que de voir du monde en fête, je les laisse décider.
    Aucune d'entre nous ne peut s'attendre à la triste soirée que nous allons passer.

     

    32. Le nom de Franz


    Il est décidé que nous restions là pour l'instant, en attendant Coco. Nous sortirons plus tard assister à un concert dans un bar.
    Nous parlons de l'amour, le sujet de conversation le plus passionnant que je connaisse. Chacune a sa théorie.
    - L'amour c'est un instant magique.
    - C'est un choix.
    - C'est un vase communicant.
    - C'est une compatibilité de pathologies.
    - C'est le meilleur.
    - C'est le bordel.
    - C'est le meilleur bordel.

    Nous visitons nos souvenirs communs, notre rencontre, mon premier concert, notre virée à la mer, les fêtes, la dernière fête ! J’apprends que le rascal a fini à l'hôpital mais que personne n'a parlé de moi. Une fille que personne ne connaît, il en passe dans toutes les fêtes… La victime a préféré jouer l'innocent, une agression anonyme.
    - Il parait qu'il a perdu une couille.
    - Beaucoup d'hommes ont l'air de très bien vivre sans !
    - Coup bas !
    - Le cœur du sujet !
    En évoquant cet épisode, je suis envahie par un déferlement de sentiments : la fierté guerrière, la compassion humaine, le plaisir de la vengeance, le regret de la souffrance. Mina devine mon désarroi :
    - La race humaine a pris le pouvoir sur cette planète, pour la détruire dirait-on, elle a pareillement des prédateurs dans son propre camp. Ils sont violents, il faut bien s'en défendre.
    Je ne suis pas si fière de savoir ce qu'est un prédateur, même si c'est la preuve que j’ai grandi et enrichi mon vocabulaire…

    C'est d'abord un plaisir de voir Coco débarquer dans un noble mouvement de sa cape noire, ses yeux de velours, sa tendre poésie, mais un détail gâche le réjouissant tableau - il est blanc comme un linge. La joie de Mina est palpable quand il franchit la porte de l'appartement, elle se fige à la vue de son visage blafard. Plus personne n'ose bouger. Coco le volubile reste silencieux à nous regarder toutes les trois, statufiées, attendant ses mots.
    - C'est une joie de te revoir jeune opaline, nous serons donc tous là pour accompagner l'âme de notre ami Franz qui s'apprête à rejoindre l'autre rivage du monde.
    J’ignore de quoi il parle, Franz en voyage ? Mina et Marijo n'osent comprendre.
    - Il a rejoint le Grand Esprit et les plaines éternelles.
    Nous cessons de respirer, nous regardons, chacune espérant lire un démenti dans les yeux de l'autre. Mais la nouvelle est tombée et personne ne possède le pouvoir de s'y soustraire.
    - Comment ? A seulement demandé Mina.
    - Overdose.
    - Naturellement.
    - Il n'y aura aucun survivant…
    Coco s'assied avec nous tandis que Mina se lève pour allumer toutes les bougies de la maison et éteindre les lumières.

    Quelques heures plus tard nous sommes une vingtaine assis sur les coussins du salon, à écouter en boucle les disques préférés de Franz. Nous sommes plutôt silencieux, quand l'un d’entre nous prend la parole c'est pour raconter Franz, rappeler une histoire, un geste. Je me rends compte brutalement qu'il n'est plus désormais que ces mots que nous disons de lui, il n'existe plus que dans les mémoires des gens qui l'ont connu. Nous sommes réellement mort lorsque plus personne ne se rappelle de nous et ce moment finit par arriver, inéluctablement.

    Chaque fois que l'un de nous allume un joint, il l'élève vers le ciel et prononce le nom de Franz.

     

    33. Le nom de Franz (2)

     

    Nous avons peu dormi mais serrés les uns contre les autres. Les bougies ont tenu toute la nuit. Le matin est d'une indécente luminosité.
    Nous avons décidé d'aller dire au revoir à Franz.
    Mina et moi sommes les dernières à sortir, Mina s'arrête dans la cour et lève la tête
    - Tu ne sens rien ?
    Je regarde le ciel, je reconnais cette lumière.
    - Il va neiger !
    - Tu remontes vite chercher les paillettes ?

    Il neige au moment où nous arrivons chez Franz après avoir traversé la ville. Nous avons essayé d'occuper les trottoirs en une bande joyeuse mais les cœurs n'y sont pas. Nous nous tenons encore serrés les uns contre les autres, j’ai pris les bras de Coco et Mina, nous marchons du même pas. Je porte le précieux manteau orange de Mina brodé de fleurs multicolores, Marijo est coiffée d'un grand chapeau piqué de perles. Une écharpe chatoyante dans laquelle se reflète le soleil blanc volète autour du cou de Mina et miroite sur les murs que nous longeons.
    Nous tentons de mesurer l'absence. Elle est abyssale.

    C'est un vaste appartement vide, sous les toits, on dirait que les huissiers viennent de passer. Au milieu de l'atelier, dont le sol est maculé de taches de peinture, trône un cercueil ouvert. C'est la première fois que je vois un mort, je ne le reconnais pas. Franz est maquillé, rasé, les cheveux coupés, coiffés avec une raie sur le côté, si maigre ; autour de lui des fleurs et des cierges, quelques chaises.
    Nous faisons connaissance avec la famille, une mère, une grand-mère, une sœur, un beau-frère, deux cousines, en larmes. Nous formons une cohorte hirsute et bigarrée à côté des sombres et dignes tenues familiales.
    Nous comprenons que la mort de Franz appartient à sa famille mais nous avons dans l'idée de rendre un dernier hommage à notre peintre fou.
    Nous entourons le cercueil, la famille vigilante se tient en retrait. Caché par Mina et Magali, Jean-Marc roule un joint dans sa main et le glisse dans la poche du costume de Franz.

    Nous traversons sous la neige la ville dans l'autre sens, achetons de l'alcool et nous retrouvons chez Mina.
    - Il avait l'air déguisé !
    - Qui l'avait déjà vu en costard ?
    - T'avais déjà vu un mort ?
    - Moi c'était la première fois.
    - Moi aussi.
    - Moi non.
    Marie n'a plus jamais été la même après avoir vu le corps du bébé d'une amie, Dédé a recueilli le dernier souffle de son père. Pendant qu'ils parlent je rejoins la fenêtre, je regarde la neige recouvrir toute la grisaille de la ville, peut-être la dernière neige de mes quinze ans. A chaque seconde quelqu'un meurt et la neige continue de tomber, les vivants continuent de parler, boire, écouter de la musique, croyant peut-être qu'ils ne mourront jamais.
    En réponse à mes pensées, j’entends la voix de Mina couvrir un instant le bruit de fond de la conversation avec une de ses fameuses idées fixes bien à propos:
    - Vis chaque jour comme si c'était le dernier parce qu'un jour tu auras raison.
    - On ne peut mieux dire, ajoute quelqu'un.

    Chacun évoque ce qu'il pense être la mort, je n'en ai aucune idée. La plupart imaginent un voyage et s'accordent pour dire que c'est ce qui conviendrait le mieux à Franz. J’attends l'avis de Mina, je ne suis pas déçue :
    - Ce que la chenille appelle la mort, nous l'appelons papillon.
    C'est bien ce que je pensais, on ne peut pas savoir.
    Ensuite, quelqu'un a la bonne idée d'immortaliser l'instant.

     

    34. La poésie de Mina


    La journée s'écoule doucement, Mina propose une balade au square. J’ose enfin lui poser la question et Mina raconte la vie de Colette, pas ma tante : l'écrivain. J’ai presque crié :
    - Voilà ! C'est ça que je veux ! Une vie comme un roman !
    En nous promenant dans les allées enneigées Mina me donne ses derniers conseils pour le soir. J’essaye de rendre mon regard aussi profond que le sien :
    - Je gagnerai ce billet d'avion parce que ça ne peut pas être autrement.
    - Je n'en doute pas.

    Revenues dans l'appartement, je m'endors au milieu des conversations, lovée dans la voix de Léonard Cohen. A part Marijo, Coco et Mina, tout le monde est parti à mon réveil. Nous dinons d'une assiette de pâtes à la con en récitant des poèmes. Celui de Coco qu'il récite avec de grands gestes de fourchette me touche :
    - … même si le ciel nous tombe dessus, nous marcherons la tête nue ...
    Mina invoque un texte pour Franz, malheureusement elle ne se souvient que du début :
    - L'amour ne disparait jamais, la mort n'est rien
    Je suis seulement passé dans la pièce à côté
    Je suis moi, tu es toi.
    Ce que nous étions l'un pour l'autre nous le sommes toujours.
    Je cherche un poème à réciter, c'est vite fait je n'en connais qu'un, appris en primaire et resté dans ma mémoire pour une obscure raison, je ne sais même pas qui l'a écrit :
    - Le poète est semblable au prince des nuées
    Qui hante les tempêtes et se rit de l'archer;
    Exilé sur le sol au milieu des huées,
    Ses ailes de géant l'empêchent de marcher .
    C'est bien la première fois que je suis fière de quelque chose appris à l'école et surtout c'est la première fois que j’en comprends le sens. Pour moi il évoque Franz, et une vie comme un poème.
    Je tourne cette idée dans ma tête et finis par poser la question :
    - C'est quoi exactement un poème ?
    La question leur plait
    - Une part de beauté ?
    - Une ouverture ?
    - Un branchement ?
    - Un voyage ?
    - Un nuage ?
    - Un rivage ?
    En tout cas je suis certaine que c'est une bonne idée, une vie comme un poème …
    Case-à-réflexion.

    En attendant l'heure de retrouver l'intriguant Rachid, je me lance dans une entreprise qui me surprend moi-même : une lettre à mes parents. Je vais peut-être partir sur un autre continent, quelqu'un que je connais est mort, dans deux jours j'aurai seize ans, tout provoque cette urgence. J'opère à cœur ouvert, leur écrit tout ce que je ne leur ai jamais dit, un grand nettoyage. Je dois me battre à chaque phrase, me forcer à écrire exactement ce que je veux dire.
    Je suis assise à la table de la cuisine, l'un ou l'autre passe de temps en temps dans la pièce mais je suis si absorbée que je ne perçois que des ombres.
    Je n'ai jamais fait quelque chose d'aussi difficile, il me faut trouver les mots justes, et je n'en connais pas tant, en tout cas pas assez, ou pas ceux qu'il faudrait. Cela me prend un temps fou, quand je bute vraiment je vais demander à Mina qui trouve à chaque fois :
    - Comment ça s'appelle quand on a l'impression d'étouffer, comme les peuples qui ne sont pas libres de penser ?
    - L'oppression ?
    - Oui, voilà, c'est ça ! Et le mot qui dit que chacun est responsable de lui-même ? Je ne sais plus, ça a quelque chose à voir avec le foot !
    - Le libre-arbitre.
    - Merci.

    Je demande simplement à mes parents d'avoir confiance en moi. A tourner, retourner les phrases dans ma tête, sur le papier, je me rends compte que tout ce que je peux leur dire c'est que je les aime. Cela me parait la meilleure façon de quitter ces gens qui se sont quand même occupés de moi pendant toutes ces années. Et certainement du mieux qu'ils pouvaient. Le problème est que je ne sais pas si je les aime, ce sont mes parents !
    Je m'adresse à Mina
    - Comment on sait si on aime ses parents ?
    La réponse fuse immédiatement :
    - A la mesure de ton amour pour toi-même.
    Je ne sais pas trop dans quelle case ranger ça.

    35. La force requise

    Je me sens prête à tout affronter quand arrive l'heure de mon grand soir. Mina porte sa robe en velours vert, reine moyenâgeuse, et des bijoux d'argent. Plantée devant la garde-robe j’admire les couleurs, les tissus, songe à mes amis ailleurs, de qui me rappellerai-je ? De Marie-Christine, Françoise, Martine, Isabelle, Chantal, Sylvie, Rémy ?
    Vous les copains je ne vous oublierai jamais ? Comment le savoir ?
    En hommage, j'opte pour une tenue de collégienne, un jean et une tunique blanche que j’agrémente quand même d'un boa violet presque noir. Mina ajoute un pendentif en étoile – il me portera chance dit-elle.
    Je sors le chapeau cloche que j’avais du cacher, car ma mère l'aurait jeté à la poubelle, cela aurait été plus fort qu'elle, ça se voyait à la façon dont elle le regardait. Me voilà parée, jolie, et je pourrai courir s'il le faut.

    Deux reines reprennent possession des rues de la ville, d'un bon pas et en silence. Juste avant d'entrer Mina pose une main sur mon bras :
    - Au feeling !
    - J'avais bien compris.
    Je me retrouve dans la même entrée d'immeuble du quartier rupin, le sol en carreaux noirs et blancs, les grands miroirs, l'ascenseur silencieux. La porte, la sonnette, l'entrée avec la moquette claire, épaisse. Les trois pas de Mina dans l'appartement. Je ne peux contrôler les battements de mon cœur au moment où nous arrivons à l'endroit de l'interception, je pousse un cri quand un type surgit. D'ailleurs il a la même dégaine que le flic de la dernière fois, costume et chemise blanche. Je l'ai déjà vu, je l'ai vu monter, menotté, dans le panier à salade. Mina nous présente :
    - Leila, Rachid.
    Il me serre la main en me souhaitant la bienvenue.
    - Mina nous a beaucoup parlé de vous. Faites ici comme chez vous.
    Il n'existe aucun endroit au monde dont je puisse dire que c'est chez moi, alors pourquoi pas ce soir cet appartement un peu encombré, lourd de ce décor convenu, tendrement cossu.
    Rachid nous emmène dans la pièce où nous attend l'homme qui était monté avec lui dans le panier à salade. Un autre type est là juste pour nous tendre les chaises et servir à boire, je n'aime pas ses regards en douce qui me scrutent des pieds à la tête.

    Nous attendons deux autres personnes pour commencer, un couple si j’ai bien compris. Rachid et son ami, Simon, hôtes parfaits, conversent affablement en hommes cultivés, je me tais. Je suis tentée par un verre d'alcool qui m'aurait aidé à faire disparaître cette boule dans mon estomac, mais je n’ai oublié aucune des recommandations de Mina :
    - Surtout rester claire !
    Je demande un coca, peut-être va-t-il dissoudre la boule. Les deux hommes carburent au whisky, ils en sont au deuxième. Je peux lire dans les yeux de Mina, je devine exactement ce qu'elle pense quand ils s'en font servir un troisième :
    - C'est bon pour nous !

    Nous finissons par nous impatienter. Rachid regarde le factotum, sans dire un mot l'homme sort et revient quelques minutes plus tard.
    - Ils ne devraient pas tarder.
    La conversation reprend, à propos d'un film dont ils parlent comme s'ils l'avaient fait.
    - Vous connaissez le réalisateur ?
    Grands yeux de Rachid
    - Non ! Pourquoi ?
    - On dirait !
    Silence. Malaise. Ils n'ont pas l'habitude des anges qui passent, ils ont peur du silence, pas comme Mina et moi. Pour y remédier ils déballent une malle de livres lus ou entendus parlés, Mina cache mal son ennui. Je m'échappe, pense à autre chose, par exemple à ce que je fais là. Mon corps entier sourit à la pensée de Bertrand, et commence à s'exalter à la pensée de Bertrand au Bhoutan.
    Peut-être grâce aux deux cocas bus ou à la présence de Bertrand, en tout cas la boule dans mon ventre a disparue et je me sens toute la force requise pour jouer cette partie.

    36. Quelle heure est-il au Bhoutan ?

    J’ai cru à une blague quand le couple est arrivé, on aurait dit Anne-Aymone et Giscard - en plus jeunes. Lui, long et sec, un léger cheveu sur la langue et un début de calvitie; elle, petite, brune, portant un tailleur rose et un air absent.
    Rachid s'acquitte des présentations sans se préoccuper de la galaxie séparant ces deux grands bourgeois venus s'encanailler de Mina et moi, avec nos cheveux en désordre, nos bijoux sans valeur. Rachid et Simon se montrent à l'aise, mais dès que la partie commence je comprends que le couple présidentiel fait office de figurants.

    Le valet se déclenche à la moindre demande et se laisse oublier entre temps. J’ai quand même le réflexe de cacher mes cartes chaque fois qu'il passe derrière moi.
    Je devine que le plan de base est de plumer les deux pigeons. Anne-Aymone ne fait pas un pli, enfin si, avec une paire de rois, elle s'en trouve légèrement grisée et s'emballe. A la deuxième donne, elle mise son tapis sur une double paire aux dix, dommage pour elle Simon en a une aux rois.
    Anne-Aymone finira endormie sur le sofa en velours bordeaux, à attendre son homme après avoir lu Paris Match jusqu'à la dernière ligne. Tous ses jetons reviennent à Simon.

    Monsieur est à peine plus coriace, Rachid le sort à la deuxième heure. Giscard ne joue pas si mal et flirte avec la chance mais il est aussi transparent qu'un fils de vitrier et quand il tente un coup de bluff avec une paire de neuf, Rachid gratifié d'une paire d'as monte au front, nous autres nous couchons comme un seul homme. Rachid le ferre doucement jusqu'à ce que Giscard mise tous ses jetons. Je me souviens quand Mina m’avait expliqué qu'on peut se retirer d'un coup à tout moment dès qu'on sent le vent tourner, que c'est typique des orgueilleux de préférer tout perdre plutôt qu'accepter d'avoir fait fausse route. Je l'entends :
    - Il y a autant de bénéfice à tirer de l'orgueil que de l'humilité, c'est la partie qui décide, toi tu te contentes de la jouer.
    Giscard aurait eu besoin des conseils de Mina, je suis persuadée qu'il a vu le coup venir. Rachid le piège avec élégance en jouant simplement le jeu, mais Giscard s'enferre. Il atteint son point de non-retour et Rachid le sait, ce moment où le joueur quitte la partie de poker, oublie que ce n'est qu'un jeu et mise ce qu'il croit être son honneur et qui n'est que son amour-propre - dixit Mina. Lorsque que nous avions abordé ce chapitre, je me rappelle lui avoir demandé s'il existait un moyen de connaître les limites, un autre moyen qu'en les franchissant. Impossible de me remémorer ce qu'elle en avait dit, mais je parie pour une réponse du genre:
    - Observe !

    Giscard n'est pas observateur, il a commis quelques erreurs dans les parties précédentes, à chaque fois Mina me regardait pour s'assurer que je les avais remarquées. Il avait quand même gagné parce qu'il était dans son instant magique, mais il a gaspillé sa chance. Encore la voix de Mina dans ma tête :
    - On gaspille tous notre chance, comme dans la vie. Le jeu pareillement est formé de cycles, tu les maîtrises quand tu les reconnais, ne pas manquer l'instant magique, le cycle où la chance te sourit, et surtout se rendre compte quand il s'arrête, s'amuser en attendant le prochain.
    Giscard n'est pas attentif, il se croit plus fort que sa chance et se retrouve hors jeu. Adieux rapides et courtois, l'accompagnateur les guide vers la porte.
    La vraie partie commence.

    Les jetons des deux pigeons ont été répartis entre Rachid et Simon. Après quelques parties bien jouées Rachid devient le meneur et le reste toute la soirée. Je passe quelques heures à observer les deux hommes, je joue prudemment, uniquement les coups sûrs. Je ne m'occupe pas de Mina que je sais de mon côté. Simon est plus lisible que Rachid mais je mets beaucoup de temps avant de remarquer sa façon de s'asseoir plus confortablement quand il touche une des cartes espérées.
    Les deux hommes ont très vite compris que Mina ne joue pas vraiment, elle se couche trop facilement quand je possède une mauvaise main. Elle quitte la table vers cinq heures du matin.
    Elle l'a dit elle-même :
    - Pour gagner, il faut commencer par le vouloir.

    Le vert de sa robe et le roux de ses cheveux sur le sofa pourpre forment une image que je range dans ma mémoire à côté des poèmes. Elle me sourit, sa façon de me transmettre sa force. Je demande un temps mort, le fantôme qui avait disparu dans l'appartement se matérialise soudain avec un plateau chargé d'une collation bienvenue. Après quelques pas pour me dégourdir, je dévisage par la fenêtre une rue tranquille, triste d'être si déserte. En face, derrière les hôtels particuliers apparaît un quartier de la lune, il reste des traces de neige entre les branches des marronniers et sur les grilles des jardins.
    Quelle heure est-il au Bhoutan ?

     

    37. La carte cachée


    Rachid, de loin le plus dangereux, reste un mystère pour moi. Il me piège avec une quinte alors que je sors un beau brelan de sept. Si je n'ai pas tout perdu c'est uniquement parce que j’ai écouté ma petite voix - et celle de Min a.
    - Ce n'est pas seulement la raison qui a raison, essaye d'entendre ta petite voix.
    J'ai vite compris que quelque chose n'allait pas, je tiens une très belle main mais il ne capitule pas. J’essaye de le déchiffrer, il reste d'une impassibilité exemplaire. Je me sens perdue, je sais que je joue le coup le mieux possible et il devrait se coucher à la deuxième relance. Mais c'est lui qui relance, pas assez cependant pour que je devine sa quinte. Je relance un peu, il suit et relance aussi. Se souvenant des leçons de Mina, je suppose que si je ne sais pas comment faire c'est que je suis partie dans une mauvaise direction, alors au lieu de miser mon tapis comme la logique le voudrait, j’ajoute juste le complément pour voir. J’aurais pu me coucher et économiser une belle somme de jetons, mais il me faut savoir comment ce type joue, avec quoi il se bat.
    - Au poker, toute information se paye…
    Jusque là je pensais encore gagner la partie mais quand je découvre qu'il a une suite, je réalise que je le savais depuis le début. Une fulgurance me traverse, genre éclair blanc - merci les lutins - ce que je dois savoir de cet homme ce n'est pas s'il se gratte l'oreille quand il touche un carré d'as, je dois juste le sentir, il n'est accessible qu'à mon instinct - à ma petite voix.

    Il ne me reste plus grand-chose à miser. Je ne joue plus contre Rachid, je me concentre sur Simon. Chaque fois je lui prends un peu de ses jetons, quand Rachid entre dans la partie, je passe. Simon est assis au bord de sa chaise. Je l'achève avec une paire d'as contre une de roi.
    - Les Simon n'ont pas de chance.
    Nous nous retrouvons en duel, Rachid et moi. J’ai gagné presque tous ceux de Simon mais Rachid a quand même deux fois plus de jetons que moi.


    A deux joueurs, les cartes se distribuent différemment, on touche plus facilement de belles mains, je réussis à trouver mon équilibre entre l'enthousiasme et la crainte, je reste dans la course, je gagne des jetons.
    Je suis le jeu au feeling, Mina l'avait bien dit. Mais cela me demande une telle concentration qu'il m’arrive de faiblir, de baisser les bras, à cause de la fatigue, de la paresse aussi, alors je pense à la raison pour laquelle je dois gagner. Je ne pense pas à Bertrand, il faut que je garde tous mes moyens, non juste au décor, au Bouthan!

    Je reçois une main digne de réflexion : neuf, dix, dame et roi de cœur, roi de pique en prime. Je dois décider si je garde la paire de rois - c'est déjà quelque chose - et chercher la double paire ou le brelan, ou alors casser la paire et tenter la suite en espérant un valet et même la quinte floche en priant qu'il soit de cœur. Je mets une éternité à me décider. C'est l'instant où se joue la soirée - il y a toujours une dernière donne. Nous avons à peu près le même nombre de jetons, il me suffit de bien jouer ce coup et j’achète mon billet d'avion. Je calcule en silence d'abracadabrantes statistiques, chercher la quinte est bien plus risqué mais ne pas le faire c'est laisser passer l'occasion d'en finir et de gagner. Je ne dispose d'aucune information, je ne peux pas spéculer sur le jeu de Rachid, je ne saurais pas combien de cartes il demande puisque c'est à moi de jouer.
    Je regarde Mina et Simon en grande conversation sur le sofa, je commande un coca au serviteur muet pour gagner un peu de temps. Il est huit heures du matin, huit heures que nous jouons, la réflexion ne mène à rien. J’essaye d'écouter ma petite voix mais elle est fragile, à partir d'un certain seuil de fatigue on ne peut plus compter sur elle, elle se perd facilement dans le brouhaha ou le moindre brouillard.
    Il faut pourtant prendre une décision, je casse ma paire et demande une carte. Je ne pense pas que mes mains tremblent mais tous mes organes internes font le grand huit.

    Je demande une seule carte, Rachid sait donc que je cherche la quinte ou le full. Il réfléchit et demande également une seule carte. Je ne regarde pas la mienne, je songe aux instants comme celui-ci où le hasard décide de votre futur proche, et par répercussion également du lointain. Quelle que soit la carte reçue par Rachid et quelle que soit la mienne, nous savons tous les deux que c'est la fin du jeu.
    Mina et Simon se sont approchés pour observer. C'est là que, brusquement, je décide cette chose folle, je ne sais pas ce qui me prends, je me dis que de toute façon je n’ai plus rien à perdre, les jeux sont faits, et je mise sans regarder ma carte - on est joueur ou on ne l'est pas ! Rachid, surpris, éclate de rire, il suit et surenchérit. Je mise tous mes jetons, Rachid mise les siens, un Everest de jetons au milieu de la table.
    Demain je serai au Bhoutan ou serveuse dans un bar.

    Rachid montre son jeu, il a reçu la carte qu'il attendait et étale un beau full aux sept par les dames. C'est à mon tour, Mina retient son souffle. J’espère qu'elle invoque sa Déesse. Je pose d'abord les cartes que j’ai en main, Rachid reste de marbre, pourtant il est presque sûr d'avoir gagné, la quinte flush reste mon seul espoir, c'est valet de cœur ou servir des demis à des blaireaux ventripotents.
    Le sort est jeté, je n'ai presque plus envie de savoir. Je retourne cette fameuse carte d'une main indifférente.

     

    38. Epilogue

    C'est maintenant vendredi, vendredi 13, le 13 février 1976, la veille de mon anniversaire.
    Nous sommes réunis autour d'une grande table chez des amis de Mina à la campagne. Je sens la fatigue de la longue nuit à jouer au poker, les quelques heures de sommeil n'ont pas apaisé les émotions de ces deux jours passés.
    Une bougie est allumée à la mémoire de Franz.
    Luc joue de temps en temps un air de guitare, quelqu'un chante. Je regarde Mina, Marijo, Coco et les autres, avec leurs superbes dégaines, leurs larges sourires - ma famille. Je suis comme eux - fière et libre.
    Je ne sais pas nommer le sentiment qui m’imprègne, je suppose qu'on pourrait l'appeler de la gratitude. Je ne sais qu'en faire, ni qui ni quoi remercier, je me demande ce qu'en dirait la Déesse. Je me tourne vers Mina qui se contente de me regarder avec ses immenses lacs verts, pas de commentaire, seulement son infini sourire.

    Aussi agréable que soit la compagnie il en faut toujours un premier qui se lève, c'est l'heure, grâce à un valet de cœur j’ai un avion à prendre. Je vais traverser la mer pour aller rejoindre un homme qui fait rire mon ventre.
    J’aurai seize ans demain, au Bhoutan.
    Je me souviendrai toujours de la conversation qui tourne à cet instant autour de belles idées.
    - Les grandes choses ne sont pas plus difficiles à réaliser que les petites.
    - Et vice et versa !
    - La seule question est comment faire ?
    - Non la première question est de savoir ce que nous voulons.
    Naturellement Mina sait, un silence où tout le monde la regarde et ensuite sa douce voix de madame-je-sais-tout assurant que nous voulons simplement vivre dans un monde tendre et paisible.

    Une question restera dans la case à réflexion toute ma vie :
    - Est-ce si stupide ?

    Fin