• Le film du dimanche soir (37)

    LES ANGES ONT PARFOIS DES NOMS DE TRAIN

    Hélène Dassavray

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    Episode 37

    La carte cachée


    Rachid, de loin le plus dangereux, reste un mystère pour moi. Il me piège avec une quinte alors que je sors un beau brelan de sept. Si je n'ai pas tout perdu c'est uniquement parce que j’ai écouté ma petite voix - et celle de Min a.
    - Ce n'est pas seulement la raison qui a raison, essaye d'entendre ta petite voix.

    J'ai vite compris que quelque chose n'allait pas, je tiens une très belle main mais il ne capitule pas. J’essaye de le déchiffrer, il reste d'une impassibilité exemplaire. Je me sens perdue, je sais que je joue le coup le mieux possible et il devrait se coucher à la deuxième relance. Mais c'est lui qui relance, pas assez cependant pour que je devine sa quinte. Je relance un peu, il suit et relance aussi. Se souvenant des leçons de Mina, je suppose que si je ne sais pas comment faire c'est que je suis partie dans une mauvaise direction, alors au lieu de miser mon tapis comme la logique le voudrait, j’ajoute juste le complément pour voir. J’aurais pu me coucher et économiser une belle somme de jetons, mais il me faut savoir comment ce type joue, avec quoi il se bat.
    - Au poker, toute information se paye…
    Jusque là je pensais encore gagner la partie mais quand je découvre qu'il a une suite, je réalise que je le savais depuis le début. Une fulgurance me traverse, genre éclair blanc - merci les lutins - ce que je dois savoir de cet homme ce n'est pas s'il se gratte l'oreille quand il touche un carré d'as, je dois juste le sentir, il n'est accessible qu'à mon instinct - à ma petite voix.

    Il ne me reste plus grand-chose à miser. Je ne joue plus contre Rachid, je me concentre sur Simon. Chaque fois je lui prends un peu de ses jetons, quand Rachid entre dans la partie, je passe. Simon est assis au bord de sa chaise. Je l'achève avec une paire d'as contre une de roi.
    - Les Simon n'ont pas de chance.
    Nous nous retrouvons en duel, Rachid et moi. J’ai gagné presque tous ceux de Simon mais Rachid a quand même deux fois plus de jetons que moi.


    A deux joueurs, les cartes se distribuent différemment, on touche plus facilement de belles mains, je réussis à trouver mon équilibre entre l'enthousiasme et la crainte, je reste dans la course, je gagne des jetons.
    Je suis le jeu au feeling, Mina l'avait bien dit. Mais cela me demande une telle concentration qu'il m’arrive de faiblir, de baisser les bras, à cause de la fatigue, de la paresse aussi, alors je pense à la raison pour laquelle je dois gagner. Je ne pense pas à Bertrand, il faut que je garde tous mes moyens, non juste au décor, au Bouthan!

    Je reçois une main digne de réflexion : neuf, dix, dame et roi de cœur, roi de pique en prime. Je dois décider si je garde la paire de rois - c'est déjà quelque chose - et chercher la double paire ou le brelan, ou alors casser la paire et tenter la suite en espérant un valet et même la quinte floche en priant qu'il soit de cœur. Je mets une éternité à me décider. C'est l'instant où se joue la soirée - il y a toujours une dernière donne. Nous avons à peu près le même nombre de jetons, il me suffit de bien jouer ce coup et j’achète mon billet d'avion. Je calcule en silence d'abracadabrantes statistiques, chercher la quinte est bien plus risqué mais ne pas le faire c'est laisser passer l'occasion d'en finir et de gagner. Je ne dispose d'aucune information, je ne peux pas spéculer sur le jeu de Rachid, je ne saurais pas combien de cartes il demande puisque c'est à moi de jouer.
    Je regarde Mina et Simon en grande conversation sur le sofa, je commande un coca au serviteur muet pour gagner un peu de temps. Il est huit heures du matin, huit heures que nous jouons, la réflexion ne mène à rien. J’essaye d'écouter ma petite voix mais elle est fragile, à partir d'un certain seuil de fatigue on ne peut plus compter sur elle, elle se perd facilement dans le brouhaha ou le moindre brouillard.
    Il faut pourtant prendre une décision, je casse ma paire et demande une carte. Je ne pense pas que mes mains tremblent mais tous mes organes internes font le grand huit.

    Je demande une seule carte, Rachid sait donc que je cherche la quinte ou le full. Il réfléchit et demande également une seule carte. Je ne regarde pas la mienne, je songe aux instants comme celui-ci où le hasard décide de votre futur proche, et par répercussion également du lointain. Quelle que soit la carte reçue par Rachid et quelle que soit la mienne, nous savons tous les deux que c'est la fin du jeu.
    Mina et Simon se sont approchés pour observer. C'est là que, brusquement, je décide cette chose folle, je ne sais pas ce qui me prends, je me dis que de toute façon je n’ai plus rien à perdre, les jeux sont faits, et je mise sans regarder ma carte - on est joueur ou on ne l'est pas ! Rachid, surpris, éclate de rire, il suit et surenchérit. Je mise tous mes jetons, Rachid mise les siens, un Everest de jetons au milieu de la table.
    Demain je serai au Bhoutan ou serveuse dans un bar.

    Rachid montre son jeu, il a reçu la carte qu'il attendait et étale un beau full aux sept par les dames. C'est à mon tour, Mina retient son souffle. J’espère qu'elle invoque sa Déesse. Je pose d'abord les cartes que j’ai en main, Rachid reste de marbre, pourtant il est presque sûr d'avoir gagné, la quinte flush reste mon seul espoir, c'est valet de cœur ou servir des demis à des blaireaux ventripotents.
    Le sort est jeté, je n'ai presque plus envie de savoir. Je retourne cette fameuse carte d'une main indifférente.

    A suivre


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